L’intérêt pour les témoignages de guerre est venu à Svetlana Alexievitch en rencontrant une infirmière militaire qui évitait les étals de boucher où la viande lui évoquait la chair humaine. Après un premier recueil de souvenirs des combattants de la Grande Guerre patriotique version russe de notre Deuxième Guerre mondiale elle a interrogé les Afghantsy expédiés à Kaboul dans les années 80 afin d’y accomplir leur « devoir international ». Tandis que le bon peuple soviétique les croyait occupés à planter des allées de la liberté, un responsable politique les exhortait à sauver la population des envahisseurs américains qu’ils auraient devancés d’une heure sur le terrain ! « La vérité, seul un désespéré vous la racontera tout entière » dit l’un des témoins. Veuves, mère de soldats morts au combat, infirmière ou artilleur, ils s’épanchent dans le micro d’Alexievitch. Leur vérité tient dans les cercueils de zinc rapatriés en catimini, l’agonie des enfants afghans massacrés, les prisonniers relâchés en hommes-troncs, le sang « bleu foncé sur les rochers vers le soir, quand il n’est plus vivant », le matériel obsolète, la faim, l’oubli. On leur a menti.
À leur retour, pour ne pas sombrer, beaucoup se raccrochent au mythe du héros auquel ils peuvent encore prétendre jusqu’à la parution des Cercueils de zinc en 1990. De croisade contre l’impérialisme US la guerre d’Afghanistan devient alors honteuse, les Afghantsy passés de mode, leurs petites amies repoussent « leurs mains couvertes de sang ». Les Cassandre sont toujours en avance sur leur temps : accusée par certains d’avoir dénaturé leurs propos, l’auteur choisit l’exil à l’issue de débats kafkaïens autour de son œuvre. On trouve en annexe une Chronique de son procès, des lettres de soutien adressées par ses confrères et des extraits de sa dernière audience dans laquelle elle revendique sa liberté d’écrivain. Une « expertise littéraire indépendante » produite par l’Académie des Sciences de Biélorussie vient à point pour raviver l’espoir quant à l’avenir de la démocratie en ex-URSS.
Les Cercueils de zinc de Svetlana Alexievitch
Traduit du russe par Wladimir Berelowitch et Bernadette du Crest, Christian Bourgois, 374 pages, 8 €
Domaine étranger Guerre honteuse
octobre 2006 | Le Matricule des Anges n°77
| par
Françoise Monfort
Des livres
Guerre honteuse
Par
Françoise Monfort
Le Matricule des Anges n°77
, octobre 2006.