Henri, le narrateur, est l’employé d’un grand cabinet d’affaires. Proche de la soixantaine, il fait partie, par son âge mais aussi sa mentalité, hostile aux diverses sirènes de la modernité, des seniors, voire des has-been de sa boîte. Mais voilà qu’il croise une belle et jeune américaine, Gloria, venue mener une enquête sur les modes et rythmes de travail internes ; coup de foudre dans un couloir, il s’enflamme pour elle, et surtout pour sa bouche : grand amateur de baisers, plus sensible à la sensualité qu’à la sexualité, il voue une sorte d’adoration fétichiste à cette partie de l’anatomie féminine. Commence alors entre eux une étrange idylle, presque désuète dans sa forme, faite de bouquets et de lettres, de coups de téléphone fébrilement attendus par lui et de nerveux dialogues d’amoureux.
Tout l’art du romancier réside dans sa capacité à nous intéresser à ce type somme toute peu fascinant, et à cette amourette au fond assez banale. Mêlant à l’intrigue une critique sur l’air du temps à la fois juste et pas trop ronchonneuse, car vraiment drôle à plusieurs reprises, Delacomptée épingle par exemple, à travers la phobie du narrateur pour le bruit, les différentes soupes cacophoniques dans lesquelles nous baignons à longueur de journées, ou bien certains aspects caricaturaux de la « culture » d’entreprise et sa pseudo philosophie de vie, en réalité bouillie intellectuelle faite de mauvaise foi et de simplisme. Sans verser dans le manichéisme, il rend son héros plutôt touchant mais pas pathétique, il évite cette facilité y compris dans ses petits travers et dans ses ridicules d’homme vieillissant, face à une femme séduisante et néanmoins imbibée de tics contemporains. Plume prolixe, sans fadeur, le romancier ose même s’aventurer sur le terrain de la poésie, au détour des lettres de Henri à Gloria, créant de véritables blasons, pas mauvais, en hommage à la bouche et au baiser. L’auteur réussit ainsi l’alliage improbable entre la satire et la tentation poétique, la gravité une réflexion sombre et sans coquetterie sur la vieillesse et la causticité.
La Vie de bureau de Jean-Michel Delacomptée
Calmann-Lévy, 285 pages, 17 €
Domaine français Éloge du baiser
octobre 2006 | Le Matricule des Anges n°77
| par
Delphine Descaves
Un livre
Éloge du baiser
Par
Delphine Descaves
Le Matricule des Anges n°77
, octobre 2006.