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L'Anachronique Retrouver l’enfance

novembre 2006 | Le Matricule des Anges n°78 | par Éric Holder

Les vendanges sont terminées. Je n’avais pas besoin d’argent, je les ai faites pour rien : un litre de pineau, des cèpes, un pochon de châtaignes, un bon repas à midi. Le château n’était pas le cru bourgeois dont une anachronique, l’an dernier à la même époque, donnait un aperçu, mais une appellation « Médoc », une exploitation viticole jouxtant la simple maison du propriétaire, un ami.
Michel a soixante et un ans, une puissance de travail dépassant l’entendement, un appétit également considérable qu’il calme, à table, avec des cuissots ruisselants de jus, des escargots par centaines, plusieurs volailles d’affilée. Son vin vieilli en fûts de chêne accentue la pente. Seul le pain lui est interdit. Il en raffole, bien sûr.
La récolte s’effectue de façon mécanisée. Le prix d’une machine à vendanger, explique-t-il, équivaut à trois saisons de trente ouvriers, avant d’être franchement bénéficiaire. Sans compter que sa femme rechigne à nourrir trente personnes par jour, en plus des employés permanents et de la famille. On ne saurait juger cette économie, surtout de la part de gens qui ne s’économisent guère. Qu’elle paraît chiche, cependant, la fête à deux lampions. De quoi nous sentons-nous coupables, à quelques-uns seulement, sur le ciment si propre de la cour que le premier jour, j’y ai pris un grain de raisin pour une bille noire en plastique ? Trente fantômes, les porteurs torse nu et fiers, les coupeuses bottées, gantées, le fichu dans les cheveux, nous observaient avec réprobation depuis l’ombre sous les arbres, quand les moteurs se taisaient.
La place restante, pour qui n’est ni conducteur d’engins, ni maître de chai, se situe entre la remorque chargée et le fouloir-égrappoir, sur le tapis de tri où les doigts font merveille pour enlever les escargots, les feuilles, le verjus (raisin vert), des lézards, les liens dénoués des astes (coursons) mêlés à la livraison. L’action se déroule en altitude, sur des passerelles en fer. Les jours pluvieux, l’éclairage au néon, sous l’auvent du hangar, les vibrations et le bruit du tapis figurent une usine hors les murs. Les remorques succèdent les unes aux autres. « Même pas le temps d’aller pisser… » confirme Laurence, la trentaine, ouvrière agricole. Certains matins, en revanche, le soleil d’octobre chauffe au point qu’il tire des sourires aux Sudistes, privilégiés lorsque d’aucuns, « les pauvres… », connaissent les premiers froids. Nous trions et bronzons sans T-shirt, Jean dix-huit ans, stagiaire et moi. Impossible de convaincre Laurence de nous imiter, ou Christel, la fille du patron, trente ans également. Voilà toute l’équipe.
La proposition sans détour d’un strip bachique n’avait pour but que de détendre l’atmosphère. À présent, soudées contre la cadence, les langues se délient haut, car il faut surpasser le boucan de la chaîne. Si Jean épuise rapidement ses sujets, le permis de conduire, les sorties du samedi soir, ni Laurence ni Christel n’en manquent. Un enfant, un mari chacune, la différence entre elles réside en ce que Christel va voir l’océan le dimanche, et pas Laurence. Généralisons, nous allons enfin savoir à qui ressemble la Médoquine (des champs), puisqu’elle s’envole d’habitude devant l’étranger comme grive à la vue d’un chat.
Je ne voudrais pas être réincarné en Médoquine. Elle se lève tôt et prend son petit déjeuner debout. Elle collectionne les travaux, pourvu qu’ils rapportent un peu d’argent, ceux qui ne payent rien attendent le soir son retour. Elle ne regarde même pas la télévision, elle se douche, elle se couche. Si le mari chasse, elle plume. Quelque lecteur a-t-il déjà plumé ? S’il va aux champignons, elle pèle, elle cuit, elle congèle. Et reçoit le week-end ses copains à lui. Toutes deux ambitionnent d’être « tranquilles ». Cet adjectif, largement usité dans une région où l’on voit midi à sa porte, prend ici le sens de « J’aimerais pouvoir me reposer ».
Passé midi, la faim qui creuse ton estomac, devant, s’accouple aux élancements dans les reins, derrière, à travailler plié. Tu attends du patron, Michel, qu’il déboucle cette ceinture, frappant dans ses mains, « Allons, mes petits, c’est l’heure ! » On se déchausse avant d’entrer dans la salle pourvue d’une longue table, d’une cheminée. Les voix s’élèvent à mesure que les verres se remplissent mais les ouvriers ne sont pas obligés de parler, ni de répondre, s’ils préfèrent déjeuner en paix. Débarquent les conjoint(e)s, des membres plus éloignés de la famille, d’anciens employés, le courtier en vins. Bientôt des enfants surgissent de dessous la table, des bébés en youpala cognent les chaises. Au milieu du chant général, Michel te confectionne une « frottée à l’ail », avec un croûton, du sel, de l’huile, qu’il te tend en parpéléguant (clignant de l’œil).
Voici qu’un grondement de plus en plus rapproché intime le silence, jusqu’à ce que dans la porte vitrée, vers laquelle tous sont tournés, s’encadre la Braud 1114, un portique bleu juché sur quatre roues, surmonté d’une cabine. Entre ses jambes pend une mâchoire de plésiosaure, aux dents formées par les godets jaunis d’avoir mangé la vigne. Les drolles (jeunes garçons) veulent monter dessus, les tout-petits aussi, et de voir ceux-là prendre peur au dernier moment, leur mère se précipiter sur eux, constitue un spectacle.
C’est toi qu’elle vient chercher. L’après-midi, tu auras le droit, perché en compagnie du conducteur, d’assister à la manœuvre. La parcelle où vendanger se situe à quelques kilomètres. Prends ton vélo, insère-toi entre la machine et le tracteur, attelé à la remorque. Le vent qui remonte de l’estuaire nettoie le paysage alentour des petites routes. Puis il faut emprunter un tronçon de nationale. Protégé par les engins ne dépassant pas 20 km/h, blotti entre eux, tu regardes les voitures doubler au large, furieusement.

Retrouver l’enfance Par Éric Holder
Le Matricule des Anges n°78 , novembre 2006.
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