Luna-Park N°3

S’il fallait un indice que nous ignorons encore, faute de recul, comment évaluer les lignes de force de l’histoire culturelle du XXe siècle, Luna-Park sera celui-ci. Tandis que les élites et leurs prestigieuses institutions restent fascinées par le surréalisme, Marc Dachy milite de son côté depuis trente ans pour la reconnaissance du rôle majeur de dada. En indépendant, et avec les difficultés liées à l’indépendance. Mais il a le nez creux car, comme l’écrivait Raoul Hausmann en 1920, « Dada est le vol plané de la raison cosmique par-dessus les foires dérisoires le soir, avant d’aller vous coucher, faites défiler la vérité dada devant votre œil spirituel puis adhérez à Dada, car il est certain que Dada vaincra. »
Convaincu de la vérité de cette assertion pour avoir été impressionné par des inédits du Belge Clément Pansaers, Marc Dachy avait animé dans les années 70 une première série de Luna-Park qui s’était éteinte en 1985, non sans avoir décroché, en 1978, le prix des Créateurs décerné par Eric Losfeld, Philippe Soupault, René Clair, Ionesco et Félix Labisse.
Opposé à cette tarte à la crème qu’est la « modernité », Marc Dachy a opté pour la philosophie dada dont le maître-mot peut être la résistance à la pente naturelle, au futur, à l’art moderne et à l’institutionnalisation de l’acte créatif. C’est au profit de l’art spontané et de la révolte qu’il a relancé Luna-Park en 2003, poussé en cela par l’amical soutien d’un ami américain, Martin Muller. Et nul ne se plaindra de cette réjouissante résurrection : maquette élégante, illustration choisie, sommaires bourrés à craquer, documents inédits de premier choix, notes critiques sensées, commentaires savants et textes de création contemporains s’allient pour sculpter un parangon de la revue de rêve.
En donnant « Hylé », fragment inédit de Raoul Hausmann, « eimi 14 mai/15 mai » de E. E. Cummings, un entretien avec le peintre Jacques Villeglé qui publie aux mêmes éditions un recueil d’essais passionnant, La Traversée ubi et orbi, des inédits de Jean Hélion, Stéphane Zagdanski, François Meyronnis, Thomas A. Ravier, des graphies de Mirtha Dermisache, des essais de Hubert Damisch, Frederico Morais ou Bernard Blistène, Marc Dachy réussit la gageure de mêler l’ancien et le nouveau, le vif et le pondéré, les tentatives expérimentales et les usages conventionnels de la langue sans qu’on prête la moindre attention à ces critériums de l’ordre ordinaire : restent l’idée, le geste, et si l’on se plonge dans la rubrique finale, intitulée « au fil du réseau », des dizaines d’informations culturelles dont la richesse paraît inépuisable et dont la parole honnête aère franchement l’actualité culturelle. Là aussi, il s’impose que Luna-Park, conçue en faveur « des créateurs, des données, des livres, des découvertes », reste l’un de nos derniers parcs de loisir, une zone de liberté où le savoir s’ingère avec, au cerveau, un agréable chatouillis de plaisir et, dans les mains, cette inestimable fébrilité, fille de la curiosité et de la surprise.
Luna-Park N°3, 320 pages, 32 € (Luna-Park Transédition asbl, 23, rue du Départ 75014 Paris) Luna_park@msn.com