L' Étrangère N°14 15
Les deux volumes que la revue belge L’Étrangère consacre à André du Bouchet (1924-2001) feront date. Considéré comme l’un des poètes le plus important de la génération apparue dans les années 50, l’œuvre de Du Bouchet a très vite intégré en elle, dans la régularité du travail amorcé dans les carnets de marche, un déploiement de l’espace dans la page, à quoi on la reconnaîtra dès Dans la chaleur vacante (Mercure de France, 1961). C’est ce qu’interroge magistralement ici Jean-Patrice Courtois à travers l’espace de la marche, la mémoire, la perception et la banalité des choses, lorsqu’il écrit que les blancs entre les phrases, entre les mots et dans les mots font « des retournements de concavité en convexité et réciproquement. Et c’est alors qu’on peut lire la page comme un espace ». S’écartant dans le blanc, comme s’ils (les mots) étaient la densité et le creux où sonne sa frappe, écrire y devient alors une véritable physique. La répartition des mots sur la page devient lit du torrent, ravine de pierrailles, éclaboussure du jour contre la table, moteur (mot phare chez Du Bouchet) ou érosion de la montagne, lenteur du glacier, marche où se concassent les perceptions, expérience de l’érosion que Jacques Depreux analyse par la notion de « séparation ».
Avec les interventions de proches amis (poètes et peintres, de Pierre Chappuis, Yves Peyré à Sander Ort), quelques lettres de sa correspondance avec Reverdy, et dix textes inédits de ses années de formation américaines, portant sur Péguy, Hölderlin, Celan, Hugo ou sur la création poétique, cette Étrangère-là rassemble un bloc éclairant, ce que le poète lui-même aurait appelé matière de l’interlocuteur.
Le second volume s’ouvre, lui, par une réflexion générale sur les traductions de Du Bouchet (des lettres de Louis-René des Forêts sur Hopkins en témoignent), dont celles, moins connues, qu’il fit de l’Américaine Sarah Plimpton et du Néerlandais Hans Faverey. Il se poursuit de contributions de jeunes critiques (très belles pages sur son rapport à la peinture, entre autres Giacometti, de Sylvie Decorniquet), ou poètes (François Rannou, Antoine Graziani, Olivier Goujat), d’un riche entretien avec Elke de Rijcke, et surtout d’un ensemble de textes sur la peinture de Géricault, Miró, Tal Coat et Masson.
Ce qui remplit les livres de Du Bouchet se resserre dans l’expérience de ce que nous sommes face au dehors, « crête de la vague du temps » sur laquelle nous balbutions disait Ossip Mandelstam, poète russe qu’il traduisit. Cette question du réel, André du Bouchet, avec ses aînés Maurice Blanchot et Francis Ponge, et son égal et frère Jacques Dupin, l’aura formulée ainsi dès 1952 dans son premier Carnet : « j’essaie de suivre le dehors/ l’œil ouvert de/ dehors qui brûle/ mes yeux// de me plier dehors à/ l’extérieur/ sans meubles ». Voilà l’endurance et la pugnacité que ces deux volumes balisent.
L’Étrangère N°14-15 et N°16-17-18 400 et 512 pages, 25 et 35 € - Sous la direction de F. Rannou et P.-Y. Soucy.