Qui n’a pas une fois seulement, l’œil vide et l’air dubitatif, achoppé sur ce bout de papier récalcitrant qu’est le CV ? C’est que ramasser le minimum syndical dans une « feuille 21 x 29,7 » relève de la gageure. À moins que cet exercice pratique ne réveille le démon de l’inspiration dans quelque esprit littéraire.
Thierry Beinstingel s’empare de cet objet usuel afin de mieux pénétrer l’organisation d’un service des ressources humaines. Chaque chapitre de CV roman correspond à l’une des quatre catégories que comprend un curriculum vitae. À savoir, l’expérience professionnelle, la formation, les loisirs et la situation (état civil et, par extension, contexte sociopolitique). Cet agencement permet à l’auteur d’alterner des développements qui, bien qu’hétérogènes, interagissent : description de l’organisation d’un « Service de la mobilité », entretiens en vue d’un éventuel recrutement, scènes de la vie privée, pastiche de petites annonces, forum de discussion autour de l’improbable vertu du CV anonyme, etc.
Formellement audacieux, CV roman puise dans la matière même du quotidien. Celui d’un ex-conducteur d’engin qui, suite à un accident, est négligemment relégué devant un poste d’ordinateur. Ou bien celui d’un homme qui, tantôt l’ « un » tantôt l’ « autre », tente de concilier deux activités a priori antithétiques : « Conseiller ou écrivain, choisir était impossible ». Tel un sismographe, la prose de Beinstingel enregistre les fissures imperceptibles d’une société déficiente obnubilée par la gestion de l’emploi et la hantise du chômage. De même qu’elle épingle les autocrates liberticides du néolibéralisme, ces « formes informes d’un patronat qui guette dans l’ombre la proie affaiblie, le chômeur, et lui offre un contrat de travail précaire ».
Tel « le ministre en son premier rôle », la classe dirigeante, affairée à redorer son image publique, semble totalement coupée de la réalité sociale. En sorte que la « res publicae ressemble plus à un gruyère dont chacun des trous représente l’un des vides juridiques ou politiques exposés. » CV roman oppose en effet deux mondes qui ne peuvent pas s’entendre. D’un côté, un ministre qui, pantin méprisant, se paye le luxe de bons mots claironnants et creux ; de l’autre, un homme, Sylvain Schiltz, qui, pour avoir perdu travail et logement, est condamné à dormir dans sa voiture et à y périr. Pour contrebalancer le poids de cette incommunicabilité, Thierry Beinstingel s’autorise quelques percées d’air en décrivant le déroulement d’ateliers d’écriture auprès d’élèves bûcherons ou d’internés, entre autres.
À la périphérie de Châlons-en-Champagne, dans une société de télécommunications où il est employé, l’auteur de Central et de Composants avoue volontiers que la question du travail constitue l’une de ses plus grandes obsessions.
Pour quelles raisons le thème du travail occupe-t-il une telle place dans vos textes ?
En général, on considère que ça ne fait pas partie de...
Entretiens La comédie de l’emploi
À partir d’un curriculum vitae, « chemin de vie » aléatoire, Thierry Beinstingel compose un roman sur la scène duquel chacun employé, conseiller ou recruteur doit sacrifier au diktat du marché.