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L'Anachronique Une amie lointaine

septembre 2007 | Le Matricule des Anges n°86 | par Éric Holder

Le déclin de l’été rompt l’accord passé avec une bande de chats. Les portes et les fenêtres sont désormais fermées. Au petit jour, dans le froid qui pinçouille tiens, celui-là, on l’avait oublié ils arrivent du Nord, du Sud, leur queue dressée en point d’interrogation, miaulent en clouant à grands coups le reproche dans l’âme, depuis les granges où ils ont trouvé asile.
Ils répondent à Nicolas Bouvier, qui écrit dans Journal d’Aran : « Il ne laissait dépasser que ses moustaches où une miette de morue était restée prise et ce n’est pas cette nuit-là qu’on l’aurait délogé de son alvéole. Son museau froncé n’exprimait que ressentiment et dépit. Que faisait-il donc dehors dans cette furieuse bourrasque alors que dans les chaumières barricadées derrière leurs volets tirés et une obscurité trompeuse, il y avait je le sais un âtre où se tord la tourbe, un coin éclairé où les femmes tirent l’aiguille, et les gamins, la langue, sur les devoirs écrits avec une plume à bec d’acier qui accroche et grince ? (…) Flagrant délit de larcin de poisson séché et foutu à la porte ? Il faudra que je m’informe. »
Il est probable qu’une heure après, le greffier, en compagnie de ses congénères, près de l’âtre où se tord la tourbe, aurait empêché les femmes et les enfants de dormir.
Les pieds dans la rosée, je songe que pareil réveil se produit au même moment entre Aups et Barjols, sur le plateau varois. C’est là qu’habite Luce, au milieu, elle aussi, de bâtiments à demi ruinés.
Il y aura bientôt vingt ans que Luce est apparue, dans une ferme que j’avais appelée « La chèvrerie ». Luce se nommait « La femme », comme dans :
« - Bouge pas ! a crié la femme.
 » Il fallait bien supposer que c’était elle. On ne voyait que les canons du fusil par la fenêtre ouverte. « 
On apprenait ensuite qu’elle avait peut-être abattu un hélicoptère. Par misanthropie. Personne n’avait rien pu prouver.
Je l’ai rencontrée aux confins de la Seine-et-Marne, où sa haute solitude avait trouvé à s’établir aussi bien que maintenant sous Canjuers. Dans son jardin à flanc du Bassin parisien, la marie-jeanne poussait en arbres qu’on voyait de loin. Elle collectionnait les éditions de Georges Perec, les publications à son sujet.
Un soir, je lui fis une crise de jalousie, nous dînions sous la suspension, je ne me souviens plus des accusations dont j’accablai l’auteur, avec une mauvaise foi croissante. Elle cessa d’y répondre, mais dès lors naquit un sourire à la fois indulgent et ironique, qui revient sur son visage pour peu que nous nous voyions. C’est accablant et délicieux d’être encore pris pour un enfant.
L’autarcie, chez Luce, tient de la vocation, à moins qu’il s’agisse d’une mission. Elle tire fierté de suffire à ses besoins sans puiser dans son porte-monnaie, par ailleurs très petit. Le jardin qui s’étend désormais devant sa maison, avec cette beauté des allées désherbées à la main, des rames de pois croisées, fournit l’essentiel de son alimentation. Le reste (œufs, olives, viande, fromage) est assuré par des bergers.
Ils débarquent nuitamment et troquent, lors de conciliabules dont je suis écarté, leurs produits en échange de je ne sais quoi. Mais j’ai vu passer des livres.
Elle a l’âge des grands-mères que nous observions autrefois par en dessous, avec leurs cheveux mauves, le fichu transparent noué par une ficelle blanche sous le menton ridé. Rendons grâces à quelques-unes d’avoir connu Woodstock ou l’île de Wight. D’avoir craqué pour un batteur de jazz. D’avoir été sur les routes, dans des communautés. D’avoir gardé le goût des cigales et des figuiers. Cela ensoleille leur tempérament et rassure l’amateur de liberté.
Faire la connaissance de Luce a été pour moi une chance. J’avais sous les yeux le modèle vivant. Je suis heureux de relire les textes consacrés à elle. Il me semble que ce sont mes meilleurs moments.
 » Mais à peine sommes-nous assis que le soleil s’en va derrière un arbre et part éclairer un autre bout de jardin. Je sais enfin à quoi je sers : à empoigner la table comme un grand plateau, et aller la poser dans la lumière, tandis qu’elle, en protestant, ravie de ma force, riant, essoufflée, me suit, la fourchette à la main. Nous changerons ainsi cinq fois de place, jusqu’à ce que la nuit tombe et qu’il n’y ait plus de côtes-du-rhône. « 
Le délice de Luce, ce sont les foires à la brocante, les vide-greniers. Elle s’y autorise des achats en monnaie, des ustensiles qui seront recyclés, des livres s’ils n’excèdent pas cinquante cents. Cela fait un peu d’animation, de retour à la maison, avant de reprendre nos places sous la treille, un volume sur les genoux, dans un silence tel qu’au bout d’un temps, plus aucun des deux n’ose le rompre. Que regarde-t-elle ? Moi, c’est l’ombre noire ramassée aux pieds des tomates. L’éclat orange d’Arcturus cloué dans la nuit de Haute Provence.
Luce n’est pas la seule. Chacun possède ses propres amis lointains, en compagnie de qui » on sort « sur les chemins mouillés, sous des cieux brouillés, et l’éclat de la forêt, ce jour-là, reste gravé. Autant que celui du jardin botanique, à l’heure où les poussettes s’enfuient, quand les grands arbres et les bâtiments paraissent retenir leur souffle. Et l’ultime rayon de soleil qui révèle en haut d’un mur la troncature veinée d’une pierre, semblable à des cours d’eau vus du ciel.
Tous ces instants mis bout à bout finissent par former un fil dans la trame de nos existences. Nous avons pris le maquis ensemble, nous rêvons éveillés. Faisons-nous partie d’un songe ? Où se trouve la réalité ? » Parmi les plumes de notre sommeil/ glisse-toi/ pour que nous sachions quel est notre monde " demande une incantation des Indiens du Nord.
La réalité, c’est que les pieds abandonnent la rosée à regret, s’essuient au paillasson, tandis que les chats, à peine faufilés, occupent leurs positions stratégiques afin de s’y lécher longuement. On se voûte un peu. Voici la rentrée.

Une amie lointaine Par Éric Holder
Le Matricule des Anges n°86 , septembre 2007.
LMDA papier n°86
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