Jeanne et Ahmed Kacer ; une fille, son père. Il était pour elle le courage incarné. Lui, l’infatigable rouleur, était un chauffeur hors pair, toute l’année à sillonner l’Europe à bord de son poids lourd, signant toujours des temps de trajet record. Aussi habile à la manœuvre d’un semi-remorque qu’au pilotage d’une moto-cross, sa passion. Ce qu’elle pouvait l’admirer, son père : un homme fort, un accro de la dictée de Pivot, détestant par-dessus tout les gros mots et puis, au physique, ce je-ne-sais-quoi de Zidane. Père modèle et modèle d’intégration. Lui, l’immigré arabe, il avait bien gagné, à la sueur de son front, le droit d’être digne de considération, à l’égal des Français de souche. Un travail, une famille, une patrie d’adoption, de quoi vivre heureux. Mais tout ça c’était avant. Avant le licenciement, le chômage, avant que la pitié ne piétine la piété. Surtout, c’était avant cette vision insoutenable pour une fille de 14 ans, travelling qui défile en boucle sur les rétines : « La figure de son père ivre mort dans la camionnette abandonnée. Tous ses traits pendaient comme une vieille serpillière mouillée ». Torturante vision qui la hante, tout comme la tourmente cette autre, non moins pénible d’un père faisant l’aumône. Signes de marginalisation et de déchéance, ces images d’un « corps anéanti, aussi repoussant qu’un tas d’ordures », obsèdent l’adolescente. Toutes, elles alimentent en continu ses idées noires, son humeur sombre. C’est que la mémoire du pire, n’est-ce pas, ne connaît ni répit ni repos : elle s’acharne. Intraitable, implacable. Et si terriblement banale.
Car si terrible soit-elle, l’histoire de Jeanne est, en elle-même, banale. Sauf qu’elle ne l’accepte pas. Dans son esprit dérangé, elle se met en tête, précisément, de tenir tête à la réalité. Elle s’imagine que seul un comportement héroïque peut défaire ce qui est déjà fait. Que faire sinon tout faire pour résister au déclassement social ? En retrouvant un statut social elle croit retourner la réalité, la prendre à son propre jeu. C’est quitte ou double : ou bien rester « une Française digne de respect » ou alors, peur maladive chez elle, devenir une « sale Arabe ». La résurrection sera sociale ou ne sera pas. Telle Simone Signoret dans L’Armée des ombres, autrefois le film fétiche de son père, elle se veut et se voit alors entrant en résistance. Usurpation d’identité, chantage, pressions, magouilles, du haut de ses 14 ans elle échafaude toutes sortes de scénarios foireux (dans son idée des actes héroïques) pour trouver un travail. Fiasco après fiasco, elle paraît un peu plus chaque fois s’enfoncer dans la folie. Et d’ailleurs, toute cette histoire n’est-elle pas que délire ? À dire vrai, on ne sait trop. Jusqu’à la fin, le déroulé de l’histoire laisse cette question en suspens, psychisme et narration également instables. C’est que le désordre narratif renvoie, par mimétisme, à l’état mentalement désorienté de Jeanne, qui a tout de l’épouvantail. Il faut voir son allure échevelée : un « zombie répugnant » aperçu au détour des miroirs. Ainsi, tenu dès le début en haleine par ce récit étrange, temporellement éclaté, ponctué de fulgurants éclairs de lucidité et de visions hallucinatoires, jonché d’ellipses et de trous noirs, par ce récit où le passé, entre deux flash-back, nappe le présent de rares zones de lumière (l’idyllique et idéalisé avant), le lecteur est plus d’une fois désarçonné. Il suit le périple (imaginaire ?) de cette héroïne plus magnétique que vraiment macabre ; cette môme traversée en effet de pressentiments funestes, animée d’une impérieuse envie d’ « étrangler de ses propres mains la réalité et lui crever les yeux » ; il se tient, le lecteur, dans le sillage de cette gamine à l’exaltation tantôt candide tantôt toxique, aux mouvements de survie imprévisibles tant elle est soumise à d’inquiétantes pulsions et pourtant d’un sang froid glaçant ; cette adolescente lancée dans la traque d’une victime expiatoire à la mesure de sa démesure. Pour crever l’abcès, Merle, l’ancien employeur de son père, sera, croit-elle, la cible idéale à l’épanchement de son héroïsme salvateur. De Jeanne, donc, nous écoutons la voix qui exprime tour à tour, et parfois en même temps, la désolation, la colère, la vengeance, le doute. Ses soliloques ressemblent à des prières, à une imploration sourde. Cette fille transpire la détresse.
Assez glauque il est vrai, ce roman ne rebute pas pour autant, même si, à la longue, il peut déplaire (trop c’est trop). Entre l’irradiation et l’irritation, le cœur balance. Mais on s’accroche à cause (ou grâce) à l’humour grinçant d’Iris Wong, sans lequel, certainement, le lecteur resterait interdit devant ce dérèglement de tous les sens qui pourrait être obscène à force d’insistance. On est certes loin de s’esclaffer, mais enfin le sourire est là, fût-il grimace, pour empaqueter le désastre. De bout en bout, donc, ce premier roman a quelque chose d’héroï-comique. Par sa loufoquerie tragique, par une fantaisie un peu funèbre, il n’est pas sans faire penser à certains films d’Almodovar. On aimerait savoir si le répertoire du cinéaste espagnol plaît à l’auteur, jeune scénariste d’à peine 30 ans. La suite de rebondissements qu’elle orchestre montre en tout cas une imagination débordante et débridée, pour ne pas dire déjantée.
Héroïque
Iris Wong
Stock
197 pages, 16 €
Domaine français Mon père ce zéro
octobre 2007 | Le Matricule des Anges n°87
| par
Anthony Dufraisse
Quand une tragédie sociale déclenche une quête éperdue d’héroïsme. Iris Wong signe un premier roman âpre, rugueux et accessoirement déjanté.
Un livre
Mon père ce zéro
Par
Anthony Dufraisse
Le Matricule des Anges n°87
, octobre 2007.