En 1936, aux lendemains de la Grande Dépression, le magazine new-yorkais Fortune charge l’écrivain américain James Agee (1906-1955) de réaliser un reportage sur les conditions de vie des paysans pauvres dans le sud de son pays. Pendant six semaines, assisté de son ami photographe Walker Evans (qui deviendra l’un des photographes les plus célèbres du XXe siècle américain), il partage ainsi le quotidien de trois familles de métayers en Alabama, et accumule les notes. Lorsque Agee et son complice remettent leur copie, le reportage est dix fois trop long. Il faudra donc en faire un livre, qui paraîtra trois ans plus tard.
Après avoir passé la soixantaine de photos de Walker Evans, livrées là sans légende, dans leur beauté brute, et qu’il faut donc prendre pour ce qu’elles sont (des portraits pour l’essentiel, des maisons et des intérieurs, qui font du noir et blanc l’expression même de la pudeur), après avoir traversé les différents textes liminaires, qui servent autant à introduire qu’à mettre en garde, on entre enfin dans le vif du sujet, à savoir « l’affermage du coton en Amérique du Nord tel qu’on peut le voir dans la vie de chaque jour de trois familles blanches représentatives ». Un livre, certes, mais d’emblée un autre monde, celui des métayers, tenus en esclavage par de riches propriétaires terriens - ou pour le dire autrement : ce que l’Amérique compte alors de plus minable dans son échelle sociale.
Louons désormais les grands hommes progresse ensuite comme il peut, au gré de descriptions rendues presque insoutenables à force de minutie (Agee transforme ses relevés en inventaires, réalise des états des lieux au millimètre près, à l’éraflure, voire à la rayure près), et des passages puissamment poétiques, presque mystiques à force de douceur (on y retrouve même des vers de Walt Whitman), comme si, à l’horreur de la vie vécue par les métayers (« Chez tous, aucune intimité n’est possible à aucun moment à quelque fin que ce soit »), Agee avait voulu opposer quelque chose, trouver refuge dans d’autres mots…
Agee dit tout, passe leur quotidien au peigne fin, comme s’il avait une enquête à mener : après l’avoir lu, vous n’ignorerez plus rien du binage, du sarclage, des labours, du semis et de la taille du coton ; vous saurez tout de la fatigue d’un métayer, de son désespoir, de ses rêves, tout de son éducation, des manuels scolaires dont il dispose, de leur contenu, jusqu’aux préférences pédagogiques qu’ils mettent en œuvre… Agee dit tout, ne traite rien à la légère (s’il vous empoigne une pièce d’une maison, c’est pour vous la livrer de fond en comble), mais il le dit à sa manière, en exhaussant le quotidien d’une beauté qu’il parvient à dénicher sous les haillons, et même sous la maladie. On s’étonne de le voir tenir le mur d’une chambre à coucher pour « un grand poème tragique », de le voir trouver du plaisir et du bonheur n’importe où, s’immerger dans les choses les plus humbles et s’en satisfaire. Mieux encore : en ressortir grandi.
Dire d’un livre qu’il n’est pas comme les autres équivaut à ne rien dire. Mais s’il est un livre pour lequel ce truisme n’est pas totalement vain, c’est vraiment celui-ci. Ce que James Agee et Walker Evans proposent au lecteur est un livre monstre, qui aurait d’ailleurs pu ne pas être, ou exister autrement, par exemple sous la forme d’un montage peu orthodoxe de photographies, d’étoffes, de grumelons de terre, de fioles d’odeurs, avec « des assiettées de nourriture et d’excrément ». Un livre qui fait en sorte que les événements relatés, comme le réel présenté, ne servent ni l’art ni le journalisme (l’idéal serait d’ailleurs de ne jamais perdre de vue qu’il ne s’agit pas seulement d’un livre, et encore moins d’une fiction, mais d’un réel vraiment vécu par des êtres humains qui méritaient mieux).
Louons désormais les grands hommes est un livre difficile (comme l’est, dans un registre cette fois très romanesque, Une mort dans la famille, pour lequel il obtint le prix Pulitzer à titre posthume) ; un texte assez souvent décourageant, qu’on ne sait à quel genre rattacher, sinon à l’ethnographie, et encore, puisque l’on y lit aussi l’expérience d’Agee, jusqu’à ses embrasements amoureux. On pourra bien sûr reprocher à l’auteur d’avoir été excessif, d’avoir commis un volume exagérément complexe, de s’être montré parfois un peu trop exalté, mais ces quelques reproches ne terniront pas l’éclat du texte, dans lequel Agee laisse son humanité s’exprimer. Grâce à elle, le lecteur ne tient ni un strict reportage sur les métayers, ni un simple réquisitoire contre les propriétaires qui les exploitent (jamais l’écrivain ne s’autorise une invective, la plus discrète condamnation) : avec une délicatesse, une empathie et une douceur qui n’ont presque plus rien d’humain, la plume d’Agee s’arrête sur ces déshérités pour les auréoler d’une lumière divine, débordante de charité et d’amour fraternel. Comme s’il avait cherché, par les mots, à faire beaucoup mieux que de leur rendre hommage : contribuer à leur rédemption.
Louons
maintenant
les grands hommes
James Agee
et Walker Evans
Traduit de l’anglais (États-Unis)
par Jean Queval
Pocket, « Terre
humaine poche »
496 pages, 9,40 €
Intemporels Agee rédempteur
janvier 2008 | Le Matricule des Anges n°89
| par
Didier Garcia
Entre compte rendu et hymne à la vie, ce livre explore l’enfer quotidien des métayers de l’Alabama. À la limite de l’obsession.
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Agee rédempteur
Par
Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°89
, janvier 2008.