On ne saurait trouver à ce volume un titre plus adéquat, non pas parce que les poèmes sont inspirés de l’un des plus élaborés livres de piété du XVe siècle, Les Très Riches Heures du Duc de Berry, mais parce que la lecture en procure des instants de grande qualité esthétique, intellectuelle et émotionnelle. Certes, Cole Swensen, professeur de littérature aux États-Unis et traductrice (Pierre Alferi, Olivier Cadiot, Jean Tortel)1, ne pratique pas le prêt à consommer, mais la patiente bienveillance du lecteur est très rapidement récompensée. La situation originelle au poème (mais non représentée), est toujours celle de l’auteur devant une page du manuscrit médiéval, consacrée à un jour calendaire que tel saint ou tel événement distinguent, et ornée d’une enluminure ; en somme, une attitude de spectateur qui au lieu de se consumer dans le jugement admiratif, se relance dans une énergie artistique, créatrice. Mais il ne s’agit pas là de la vieille figure rhétorique (connue sous le nom d’ekphrasis) de la description d’une œuvre d’art, comme quand Gauthier s’enthousiasme pour une Madeleine de Rubens ; mais d’une approche dynamique où s’engendre une œuvre nouvelle : « nous en/ traversions la fine toile, entendions le dos du tableau de déchirer/ jusqu’au fin fond/ du monde où/ nous pourrions vivre ».
L’intérêt pour l’époque est évident et communicatif, à cause de son potentiel de monstruosité et de défiguration (maladies, malformations et cruauté), de ses pratiques quotidiennes et religieuses (« le front lavé de cendre/ jusqu’à l’os le sol même ») radicalement disjointes des nôtres, et de ces faits divers à demi fantasmés, nourris de l’imaginaire d’un Bosch ou d’un Grünewald, comme les loups dévorant l’enfant à naître de la femme enceinte. Le tout dans un décor le plus souvent froid, gel, neige et blancheur, « l’herbe blanche/ invisible dans la lumière blanche ». Mais l’important, comme souvent, est la manière. Notamment, que le poète se projette à l’intérieur de l’univers qu’elle représente : le je ou le nous, quand il n’est pas explicite, plane sur chaque texte : « et une fois j’ai pensé/ que mon cheval s’emballerait, mais non,/ bien qu’aveuglé, il resta coi, et (…) se mit/ calmement à brouter l’herbe en feu », en actualisant fictivement une possibilité non advenue, celle d’avoir pu naître à cette époque-là. Mais cette projection ne se veut pas naïve, et reste empreinte d’une sensibilité toute contemporaine ; le poème s’arc-boute au-dessus du temps, plongeant en son début dans les années 1400, et dans le présent du poète à sa fin : « Elle/ observa une tasse et sa soucoupe tournoyer un moment à la surface ». Notons que de manière générale le corps est le donné central, toujours là, à la fois médiation : « geste sur geste », obstacle : « reste sur reste », et force en action, comme à propos des coquelicots : « Nous/ la Précision, nous/ coupons// puis découpons/ le corps donne/ le rythme, il penche et/ se relève ».
De temps à autre, reviennent des éclats d’un discours adressé à quelqu’un, qui semble lui aussi être un transfuge du maintenant, qui semble partager l’intimité du poète, emporté par lui dans le jadis dans la continuité d’une parole. Si bien que deux temps, deux espaces se superposent et s’imprègnent mutuellement, comme faites en des matières affines ; ainsi, en prétextant de la « Grande Crue » en janvier 1408, Swensen écrit-elle : « Comme un filigrane sur les flots/ quelqu’un (une femme) regarde/ (et/ me remue t’ai-je/ dit combien tu/ me ». Car le ressort de cette écriture réside en grande partie dans le décalage que l’écrivain explore entre l’époque qui lui sert de canevas, suspendue à la convention et à la convenance, le négatif même du présent, et la manière de s’en saisir, elle éminemment actuelle, inconvenante, lapidaire, discontinue, comme cette vue sur un chariot marchand : « cochers archers/ chevriers/ et le chariot/ des noms et des formes qui éclatent/ en nous / (Choisissez-en/ (Ma Dame, essayez celui-ci ».
Il y a encore, cette exploitation esthétique de la dimension métaphysique de la religion chrétienne, dans une sorte d’instantanés de gnose païenne, déstructurée, inquiétante, qu’un poème fait advenir, souvent en reprenant la parole biblique, et qu’il laisse disparaître : « Sachez que le royaume de Dieu/ est comme on dit à portée de Main et attaché/ au poignet, ce monde penche dans la lumière/ se courbe ». Puis, le thème récurrent des techniques d’obtention des pigments, a priori ingrat, et pourtant ! La densité référentielle, la précision lexicale, et la saisie en trois mots d’un instant de la fabrique aboutissent ensemble à des chefs-d’œuvre de poésie, teintée de fiction et de science.
Reste la discrète interrogation à propos du fait de nommer, affleurant dans des vers fulgurants qui déplacent la problématique d’un terrain proprement poétique, à l’universel : « Et entre mot et monde le corps fond, s’effrange » ; « Nommer un objet c’est/ « fonder »/ un immédiat// qui s’étire ». Comme se fonde et s’étire l’écriture du poème, minutieuse, en lignes et en colonnes, aussi précisément disposées dans l’espace de la page que le sont les traits de l’enluminure du maître moyenâgeux.
1 Son premier recueil traduit en français, Nef, a été publié par Les Petits matins (2005)
Si riche heure
Cole Swensen
Traduit de l’anglais par Maïtreyi et Nicolas Pesquès
José Corti, 123 pages, 16 €
Poésie Variations sur images
février 2008 | Le Matricule des Anges n°90
| par
Marta Krol
Tendue, économe et imprévisible, l’écriture de l’Américaine Cole Swensen charrie bien plus qu’une époque. Un recueil teinté de fiction et de science.
Un livre
Variations sur images
Par
Marta Krol
Le Matricule des Anges n°90
, février 2008.