Ne le dissimulons pas davantage, Timothée nourrit une vieille admiration pour Guillaume Durand. N’importe quel présentateur de télévision qui aurait été, tel Durand en 1989, le propagateur zélé d’un faux scoop aussi nauséabond que l’invention d’un charnier dans la ville roumaine de Timisoara, n’y aurait pas professionnellement survécu. Surtout s’il avait un an auparavant, tel Durand, été l’auteur d’un autre faux scoop déjà bien putride : l’invention de l’entrée dans une secte de l’actrice Pauline Lafont qu’on allait bientôt retrouver morte d’un accident de randonnée solitaire. Durand, vingt ans après ces performances en France inégalées, est encore considéré comme journaliste. Quel talent.
Il en a un second, tout aussi considérable, qu’il partage avec un autre insubmersible (auteur pour sa part d’une inoubliable fausse interview de Fidel Castro), Patrick Poivre d’Arvor : l’art de faire croire au téléspectateur qu’on peut, qu’ils peuvent animer quotidiennement un grand journal (Poivre à la télé, Durand sur une radio) et lire pour de bon les œuvres dont ils invitent les auteurs dans de copieuses émissions - les seules au demeurant, sur les deux chaînes principales, où le livre reste censé occuper la place centrale. Qu’ils réussissent ce tour d’illusionnisme comporte un avantage décisif pour leurs employeurs : les livres sont par eux traités dans la dépendance la plus étroite de « l’actualité » telle que les journaux qu’ils présentent la taillent et la tronquent. Avec eux, aucun risque de s’égarer sur les voies absconses de l’imaginaire et de la création. Sous leurs férules, fiction et littérature sont ramenées au rôle d’anodines illustratrices de thèmes politiques ou sociétaux en vogue. « Merci de vos témoignages », lâche benoîtement un soir Poivre à sa brochette d’invité(e)s romancier(e)s.
Comme personne, Durand sait, à peine son interminable question posée, retirer le micro à celui qu’il interroge. Ou escamoter le débat qu’il a lui-même lancé. Ou encore botter en touche d’un « On va y revenir » lorsqu’il flaire qu’un invité va pondre un concept inconvenant. Un modèle ! Et personne encore, à la connaissance de Timothée, ne l’a, à l’antenne, giflé ou même entarté ! Timothée n’est pas seul à admirer Guillaume Durand. Sur ce point, l’intéressé le rejoint. Et dans le décor d’ « Esprits libres », magazine culturel de Guillaume Durand, de même taille que, figées en photos, les icônes tutélaires (Gainsbourg, Warhol, Sagan, Beckett, Dylan, Picasso, Ray Charles…), flotte au-dessus des invités et de Guillaume Durand soi-même, l’image filmée live de Guillaume Durand, les cheveux teints de fauve méthodiquement décoiffés et la chemise de rapin immaculée lestement entrebâillée, en symboles manifestes de la liberté d’esprit dont se targue l’émission… Timothée, maso un vendredi de loin en loin, se délecte de cet opulent étalage de narcissisme réalisé à ses frais de payeur de redevance.
Ce soir d’avril le magazine s’ouvre par une table ronde d’auteurs traitant peu ou prou de tueurs en série. Fourniret est alors en jugement, on ne va pas rater pareil boost-audience. Même si « bien sûr », rappelle Durand le Prude, « on n’est pas dans l’exploitation d’une misère mais d’un problème de société. » Durand le Profond interroge : « Pourquoi cette fascination pour des personnages qui sont un sommet de l’atroce ? » Durand le Délicat fait compliment à un auteur de son ouvrage : « J’ai eu beaucoup de mal à dormir en vous lisant ! » Etc. Il en finit après une zigzagante demi-heure où il zappe du procès en cours et « de ce que l’on peut en attendre » à la typologie de monstres qui ressemblent, c’est le drame, à tout le monde, en passant, ponts aux ânes, par Sade et Gilles de Rais. Et Durand l’Attentionné ne manque pas de recommander « ces livres si, bien sûr, vous vous intéressez à cette sorte d’affaires, mais je sais que c’est vraiment délicat », avant de « changer de domaine pour nous détendre un peu ».
Entre, préposé donc à la détente, « la star de l’émission », l’architecte Nouvel, récent prix Pritzker (« on est très fier de vous »), que craignant l’inculture qu’il va contribuer à propager, Durand le Vulgarisateur s’acharne à qualifier de prix Nobel. Et de même Durand l’Épaté (une récompense « décernée à Washington » !!!) s’échine à s’extasier du « style Nouvel » alors que l’architecte d’emblée a expliqué pourquoi, de style, il n’a jamais voulu avoir.
Vers 23h30, Durand le Jongleur réunit pour aborder « le problème de l’éducation » une philosophe qui s’est penchée sur celle d’un prince du XVIIIe siècle, un psychanalyste, un photographe venu dire sa dette envers son mentor, patron de presse, et un écrivain, ancien enseignant. Toute tentative de conversation est magistralement jugulée par Durand l’Impérieux qui pousse chacun à un numéro d’hystérie promotionnelle. À minuit et quart, serait-il question de littérature ? Durand l’Éclectique annonce « le roman de la semaine », lequel « fait figure de mini-événement ». Hélas, Timothée, gavé d’admiration, ronfle déjà pour le compte.
À minuit cinq, au bout d’une heure trente-cinq d’« émission culturelle » (disent le programme et le générique), il est question de littérature. L’animateur lance un romancier qui piaffait. Mais l’on comprend vite, avec l’aide désinvolte du prétendu tel (« on a appelé ça roman parce que c’est plus commercial »), qu’en fait il s’agit d’une enquête sur une journée historique augmentée de quelques évocations autobiographiques.
Vu à la télévision On va y revenir
mai 2008 | Le Matricule des Anges n°93
| par
François Salvaing
On va y revenir
Par
François Salvaing
Le Matricule des Anges n°93
, mai 2008.