Ces tout derniers jours on a eu à peu près le même vilain temps que lorsqu’on est arrivés ici à la porte d’Ivry en mai dernier. Un an c’est presque rien, je me suis dit. N’empêche, ça compte ! Où tout ce temps est-il passé ? Je suis juste allé dehors, sur le trottoir toujours autant encombré. En somme on vit depuis un an coincé au milieu d’immeubles de bureaux. À croire si ça continue comme ça qu’on sera bientôt seuls au milieu de centaines de bureaux où personne ne mettra les pieds. J’ai du mal à comprendre évidemment : ils ont fait les premières expulsions récemment, plus haut dans ma rue. Mais bref, c’est quand même un anniversaire, je me suis dit. Ça se fête.
Du coup je suis allé exprès dans mon ancien quartier, je me suis baladé là où nous habitions avant, dans le douzième, à dix minutes de bus PC. Allez savoir pourquoi ça m’a paru plus beau et puis bien plus vert et cossu ? J’ai regardé les locations dans les vitrines mais bon, faut pas rêver. Il m’est quand même arrivé quelque chose de bizarre quand je suis rentré dans la cour de mon ancien immeuble. Ils ont refait l’appart que nous occupions, au rez-de-chaussée. Je n’ai pas vu les nouveaux habitants. En me rapprochant de la petite aire de jeux j’ai senti la présence de mes mômes, ils étaient vraiment là ! Bien sûr on avait tous aussi une dizaine d’années de moins et on était heureux, tout simplement. Combien d’après-midi ai-je passés dans l’aire de jeux à glandouiller en les regardant s’amuser ? On jouait au ballon, l’automne ils faisaient de la confiture de marrons en les grattant sur le rebord d’un muret en béton, on n’en verrait jamais le bout, des marrons à gratter, et pourtant si… je ne voulais plus repartir. Elle me faisait du bien cette présence, est-ce qu’elle me durerait encore un an, dix ans, toujours ? Est-ce qu’elle durerait jusqu’à l’année prochaine au moins ? Est-ce qu’elle avait déjà fini de durer ? J’ai repris le PC2, j’ai vieilli sans effort de dix ans en dix minutes, et je me suis de nouveau retrouvé chez-moi (chez moi ?). Parfois, on se sent vraiment à vau-l’eau, une vie toute petite qui fait comme un grand continent.
Faut dire aussi que je traîne trop la savate en ce moment. Je suis né complet flemmard mais je préfère encore bosser. Sauf que je suis tombé malade ! En congé maladie pour quelque temps encore je croise sans faire exprès plein de gens dans la rue, avec des pochettes en plastique où ils ont souvent rangé un beau CV bien bidonné ou même pas bidonné du tout. Disons un beau CV tout court, avec, peut-être, un boulot à la clé ? Ils sont tellement nombreux dans mon quartier qui attendent la fin d’un jour qu’ils auront si mal vécu, ou si mal occupé. Hier un type d’une trentaine d’années qui avait l’air pourtant bien dans sa tête m’a demandé trois fois l’arrêt de la porte d’Ivry jusqu’au terminus de la ligne du PC2 (porte d’Ivry). Je lui ai dit qu’il n’avait aucune raison de douter, on était bien porte d’Ivry porte d’Ivry ! Il m’a dit d’un ton sombre qu’il avait un rendez-vous très important, et qu’il était stressé à mort. C’était pour un boulot. Ah d’accord… Il a marché lentement dans la rue en regardant les numéros avec un air comme quand on essaie de lire les noms des gares, mais le train roule un poil trop vite et on ne peut jamais les déchiffrer. J’espère que ça aura marché pour lui, s’il ne s’est pas perdu avant.
Tout près dans ma rue on a un centre de formation de toiletteuses pour chien. Je croise souvent les formatrices, une jeune femme à l’air timide qui arrive en autobus de sa banlieue et sa collègue, une grande motarde en blouson de cuir rouge avec plein d’écussons dessus. Grâce à ces deux personnes et au manuel Pile et poil qu’elles exposent dans la devanture on a des beaux chiens avec des frisettes partout ; ça joue la Belle et le clochard soir et matin, du côté de la rue du Château des Rentiers. Les stagiaires portent toutes la même mallette bleu clair des accessoires pour les toutous, qui repartent à cinq heures avec une mine blasée de mannequin cabine dans leurs jolis quartiers, tenus en laisse par des dames chic. Ils n’ont pas besoin d’aboyer pour se faire obéir, ces chiens-là. La preuve, sur les trottoirs : tout un tas d’employés en bras de chemises qui fument des clopes s’effacent sans protester pour laisser passer les clébards. À l’écart de ce va-et-vient, le jardinier de ma rue travaille sans débander sur son terrain de la petite ceinture, il a plein de nouvelles plantations. Je louche vers son cerisier, elles prennent bien leur temps pour mûrir. Et puis il n’a même plus l’envie de tailler la bavette, tellement il bosse dans son jardin. Alors bon.
En face il ne reste plus que les deux étages du haut au centre d’accueil des travailleurs migrants pour voir le ciel tout en bleu. Toutes les autres fenêtres de ce grand bâtiment sont cachées par les feuilles des merveilleux platanes du boulevard des Maréchaux. Du coup, derrière, on peut imaginer des vies meilleures, les gens qui sont ici ont l’air moins isolés quand ils restent accroupis sur les marches, dans l’ombre, ou font la queue à la cabine derrière l’arrêt des bus pour appeler leurs familles en Afrique. De quoi parlent-ils si longtemps, à l’ombre du plus grand platane du boulevard ? Nous qui avons perdu le sens de la palabre, tandis que les leurs se perdent dans les feuilles, ou chantonnent avec le vent.
Un autre anniversaire : depuis un an, j’ai rendez-vous une fois par mois avec des anges. Ça me prend vers le 20 du mois, l’envie de regarder autour et de vous raconter. Alors de tout cœur merci ! C’est grâce à eux, et puis à vous, qu’il me reste quelque chose du temps.
Choses vues Anniversaire
juin 2008 | Le Matricule des Anges n°94
| par
Dominique Fabre
Anniversaire
Par
Dominique Fabre
Le Matricule des Anges n°94
, juin 2008.