Ismaël habite à San José en Colombie une jolie maison fleurie, où poussent des orangers, où vivent des perroquets et deux chats. Cueillir ses oranges, espionner sa voisine Geraldina qui bronze nue dans le jardin d’à côté, ou siroter un jus de curuba chez Chepe sont ses occupations favorites : Eden originel. Bien vite cependant, la guerre arrive à San José. Paramilitaires ? Gouvernementaux ? Guérilleros ? Pour les habitants, rançonnés, capturés, assassinés, « les armées » se suivent et se ressemblent toutes. Parmi les premières victimes enlevées, Otilia, la femme d’Ismaël. Tout autour, les villageois disparaissent au rythme où tombent les bombes ; les chats explosent sur des grenades, les arbres et les maisons brûlent et les perroquets sont retrouvés morts au fond des piscines.
Le professeur à la retraite, épargné des balles, reste le spectateur impuissant de cet épouvantable gâchis et traîne bientôt sa carcasse d’une ruine à l’autre. En décrivant la mutation d’un Eden originel délicieusement sensuel en Enfer où la violence est anonyme et aveugle, Evelio Rosero fait résonner l’irruption de la brutalité corruptrice jusqu’au sein de la narration. Dans un monde en ordre, que seul troublait le désir, tout récit était possible, la narration d’Ismaël suivait des chemins cohérents. Au cœur même de l’horreur, le vieillard claudiquant abandonne toute cohérence au profit d’images féroces, d’impressions fugitives et de visions fantastiques. « C’est sans doute ça la folie, (…) savoir qu’en réalité le cri est muet, on ne l’entend qu’à l’intérieur, réel, très réel ». Evelio Rosero offre dans Les Armées un texte subjectif aux contrastes terribles, où la brutalité éclate de façon scandaleuse, posant la question de sa maîtrise par le récit et de la possibilité de sa représentation.
LES ARMÉES
d’EVELIO ROSERO
Traduit de l’espagnol (Colombie) par François Gaudry, Métailié, 160 pages, 17 €
Domaine étranger Les Armées
septembre 2008 | Le Matricule des Anges n°96
| par
Etienne Leterrier-Grimal
Un livre
Les Armées
Par
Etienne Leterrier-Grimal
Le Matricule des Anges n°96
, septembre 2008.