Si l’on tentait de réunir mentalement ce que l’on sait de pire sur l’aristocratie thatchérienne, l’addiction aux drogues dures, la société contemporaine américaine, le sadisme en général et la pédophilie incestueuse en particulier, on serait encore dans l’ébauche, loin du moulage au plomb fondu que nous propose Edward St Aubyn. Évidemment, ce n’est que de la littérature. Et le fond autobiographique n’est pas non plus synonyme de véracité. Mais c’en est un gage, et un gage touchant de la part d’un auteur qui, s’il est réellement le Patrick Melrose de la trilogie, s’en est plutôt bien tiré.
Dans la littérature, et donc dans la vie, certains sont vicieux par nature, d’autres par esthétisme. Plus rares sont ceux qui, comme le père de Patrick, ont dans la peau cette haine radicale du « vulgaire » qui les pousse à imaginer les pires avilissements applicables au genre humain afin de mieux s’en démarquer. Le père, pour qui la torture a tout d’un héroïsme aristocratique, s’évertuera à la prodiguer à chacun de ses proches avec la même largesse. Il contraindra aisément sa future moitié à manger à même l’assiette, comme un cochon domestiqué, puis la violera sans passion, à peine épousée, sur le marbre du grand escalier. De cette profanation naîtra Patrick, abusé à son tour pendant des années « par mépris pour la pruderie bourgeoise ».
On a beau être un peu prévenu contre le concept de saga et, cerise sur le pouding, ne pas être franchement nostalgique des films de James Ivory, il faut avouer que le destin de Patrick Melrose est plutôt accaparant.
Lady Chatterley
et les punks.
Il se poursuit dans la Provence idyllique des villégiatures anglaises planquées sous des hectares de vigne et de lavande. Un milieu très accueillant - à condition d’être un gros portefeuille de Wall Street. Patrick a 5 ans. Il est bien forcé d’assister en famille à la débauche quotidienne de ces marginaux, exilés dans le sud de la France pour s’adonner à toutes les drogues de leur armoire à pharmacie, dans l’espoir de parvenir à l’extase « chic ». Pas étonnant, dès lors, qu’on le retrouve vingt ans plus tard en toxico friqué dans les rues de New York, ressemblant malgré tous ses efforts au père haï dont il balade les cendres dans les pires coins du Bronx. Vingt ans plus tard encore, c’est peut-être en époux et père insatisfait qu’il est le plus pitoyable ; le vernis de glamour façon Beat Generation s’est écaillé pour toujours, reste l’amertume du passé obsédant, le bourbon au goulot et l’adultère maussade. La nostalgie et le regret d’avoir fini par « décrocher de tout pour se raccrocher à rien ». Il n’y a guère d’élément sain dans la dynastie Melrose, ni même peut-être dans l’Angleterre tout entière ; le malheur et l’opprobre se transmettent comme un virus, de génération en (dé)génération, de club hippique en cercle philanthropique.
C’est du « british flamboyant », baroque et trash à souhait, un peu comme si lady Chatterley sous acide avait pris Sid Vicious pour amant. C’est surchargé de dorures et puant le pot-pourri comme un cottage de l’ère victorienne. Les portraits sont tracés au fusain, la scénographie est un chef-d’œuvre de paysagisme britannique. L’humour anglais magistral lorsqu’il se retourne, justement, contre les Anglais pour lesquels « le comble de la distinction consiste à rester très longtemps sans rien faire au même endroit ». Le récit progresse dans une prose lente et polie qui s’enlise parfois mais c’est excusable - c’est tellement flegmatique, l’Angleterre. On y retrouve l’inventaire des figures de la décadence aisée, celle qui renvoyait l’écho parfait, par-dessus la Tamise, des hurlements destroy de la contre-culture punkoïde naissante. Mais l’argument essentiel de l’œuvre de St Aubyn reste la relation lancinante et toujours incomplète au père. Et peut-être ces tribulations hallucinées de drogue et d’alcool n’ont-elles pour but que de nous préparer à recevoir cette phrase glaçante : « On devrait pouvoir dire de l’éducation qu’on a reçue dans son enfance : si j’ai survécu à ça, je peux survivre à tout. »
Un peu d’espoir (la trilogie Patrick Melrose)
et Le Goût de la mère d’Edward St Aubyn,
traduits de l’anglais par Marie Ploux et Sophie Brunet, et Anne Damour, Points, 495 et 304 p., 8 et 7 €
Poches Trashi-comique
octobre 2008 | Le Matricule des Anges n°97
| par
Camille Decisier
Entre seringues et paillettes, l’odyssée en deux opus d’un aristocrate nourri à la soupe épaisse de la décadence, par Edward St Aubyn.
Des livres
Trashi-comique
Par
Camille Decisier
Le Matricule des Anges n°97
, octobre 2008.