Au volant d’un break, Carine, femme hagarde et inquiète, récapitule tout ce qu’il lui faudra accomplir, gestes convenus mais furtifs, achat de fleurs. Après d’infructueux atermoiements téléphoniques, elle s’est finalement décidée à imposer sa « présence indésirable » à l’enterrement d’Odette Silaz, la grand-mère de Do, son fils. Cernée par la rumeur d’accortes cancanières, celle qui fut naguère une « écolière mollasse et idiote » va ranimer les feux d’un mal vieux de plus de vingt ans. Cérémonie expiatoire, La Folie Silaz expose en effet chacun de ses protagonistes à la « mitraille des souvenirs », à la résurgence d’une absence.
Telle une entêtante psalmodie, le sixième roman d’Hélène Lenoir gravite essentiellement autour du martèlement d’un nom. L’autre nom de la passion, du manque : Silaz, Georges Silaz. Préférant la cause mexicaine aux joies de la paternité, cet homme mi-baroudeur mi-fuyard hante l’esprit de ceux dont il ignore l’existence. Carine, pourtant mariée et mère de trois autres enfants, ne peut décidément pas faire le deuil de ses amours adolescentes. À jamais « captive », elle croit pouvoir s’informer du devenir de Georges auprès de Do, fruit « anormal » de leur union libre et univoque. Mais ni Do, ni Muriel, sœur de Georges elle-même sans nouvelles, n’endigueront ce désir hémorragique de savoir mortifère. Mélancolique, La Folie Silaz glisse « irréversiblement vers quelque chose d’éteint et de flétri. » Quelque chose qui n’est pas sans rapport avec cette « mort grouillante qui a déjà commencé son travail », là-bas, dans l’anonymat d’un cimetière de province.
À l’image du foutoir dans lequel Odette Silaz et son petit-fils végétaient, quelques semaines seulement après son empoignade avec Muriel, Carine s’abîme en de sombres apartés. Son quotidien se ternit. Rompre tout lien avec cette famille frappée d’atavisme, fût-ce de façon provisoire, n’aura pas suffi. Car tout fait retour, se télescope. L’apparition d’ « irritations cutanées » et l’amoncellement de déchets au 26 d’une rue rebaptisée rue Braque ne sont peut-être que les signes avant-coureurs d’une déchéance annoncée, à partager. Celle de l’internement d’un fils, à Bellmuth, et celle d’une mère cédant peu à peu à l’appel du démon. En décrivant le ratage de personnages claquemurés dans le vide d’une oralité centrifuge, en mimant formellement leur désordre intérieur, Hélène Lenoir frappe fort. Et prouve, avec justesse, que la littérature est le refuge de tous ceux qui, fussent-ils fictifs, sont condamnés à errer dans un univers où surseoir à la mort ne se limite plus qu’à occuper une chaise et à « rapetisser jusqu’à devenir la chaise elle-même ».
La Folie Silaz est, de prime abord, un objet à la fois indocile et tortueux. Qui s’y aventure risque maintes embardées. Depuis La Brisure (Éditions de Minuit, 1994), la prose d’Hélène Lenoir, emportée par un « tourbillon de phrases inachevées », de détours narratifs et de tessons langagiers, interroge le malentendu. Elle sonde ces anfractuosités silencieuses où s’insinuent ressentiment, haine et pensées inavouables. Peut-être parce que toute parole, dans l’embrouillamini de ses effets de signification, assujettit non seulement celui qui en est l’insigne destinataire, mais aussi, surtout, celui qui la contient. Et que, comme il est dit dans « L’infidèle », l’une des cinq nouvelles de L’Entracte (collection « double », 2008), « la vie, la vraie, grouille dans tout ce qui est tu. »
La Folie Silaz de HélÈne Lenoir
Éditions de Minuit, 220 pages, 14 €
Domaine français La raison en sommeil
octobre 2008 | Le Matricule des Anges n°97
| par
Jérôme Goude
Roman travaillé par un entrelacs de paroles interdites, La Folie Silaz d’Hélène Lenoir réveille les monstres tapis dans l’antichambre de consciences ordinaires.
Un livre
La raison en sommeil
Par
Jérôme Goude
Le Matricule des Anges n°97
, octobre 2008.