Né le 3 mai 1868 à Mulhouse (7, rue de la Justice), Marcel Bernhardt est peut-être l’un des plus célèbres méconnus de la littérature française. Plus que beaucoup d’écrivains maltraités par la postérité, il a connu un destin spécialement ironique : imprimant souvent son pseudonyme d’Alcanter de Brahm – tiré par les moustaches c’est vrai – sur une pile de journaux, revues et volumes qui constituent une œuvre replète, faisant preuve d’humour, d’inventivité et d’énergie, il pouvait s’attendre à occuper une place honorable dans les annales. Ça n’est pas le cas (cherchez donc son nom dans un index…). Il ne reste d’ailleurs de lui que le vague souvenir d’un inventeur de signe de ponctuation. La belle affaire…
Membre de la réjouissante confrérie des amis de Willy, Alcanter de Brahm habitait Paris depuis 1870, une caractéristique qui faisait de lui un quasi-Titi grand, maigre, blond et sombre. Il en avait du reste toutes les habitudes. Client du Soleil d’or, du Bon Bock, des Deux Magots (chaque vendredi), des déjeuners du Madrigal et de l’Epigramme, il n’était pas le moindre personnage du gratin des Lettres. D’autant qu’érudit et volontariste, il devint le théoricien du « verlibrisme », ce qui n’est pas rien.
Expirant devant une terrasse
de café.
Ses journées étant occupées dans les bureaux de la ville de Paris, point trop sans doute, il s’engagea dans une carrière administrative qui le mena au Musée Carnavalet qu’il finit par diriger - il en devint le conservateur-adjoint en 1935. Entretemps, il avait épousé en 1902 Jeanne Ichard qui deviendra un prolifique auteur populaire sous le pseudonyme de Jean Rosmer (Toulouse, 1876/Paris, 1951). Il avait pour sa part publié ses premiers vers en 1892, à l’âge de 22 ans, sous le titre remarquable de Chansons poilantes (Bibliothèque du Nouvel Echo, 1892). Plus tard il y aura d’autres poèmes du « poilant Alcanter de Brahm » (L. Maillard) dans des registres moins dépenaillés, tels qu’Eros chante (Vanier, 1895), les Voix anciennes (Société des Poètes français, 1904) ou les essais sur la peinture au Musée Carnavalet (« qui marquera une date dans les annales esthétiques des musées parisiens » dit-on alors) et cet étonnant « essai de métacritique » intitulé L’Ostensoir des ironies (Bibliothèque d’art de La Critique, 1899 ; Rumeur des âges, 1996) dans lequel il met en pratique une invention capitale : le point d’ironie, qu’il détailla pour les amateurs dans une « Notule touchant le point d’ironie » parue dans la Critique, le 20 janvier 1899 et reprise en volume par Le Fourneau en 1987. Largement salué par les spécialistes contemporains du domaine (Jean Méron, Christian Laucou, Xavier Dandoy, etc.), ce signe typographique indispensable aux gens d’esprit sera repris après la Seconde Guerre mondiale par Hervé Bazin et constitue à ce jour la meilleure bouée posthume d’Alcanter de Brahm qui, expirant le 24 novembre 1943, à Paris, devant une tasse de café, une cigarette à la main, n’aura plus qu’exceptionnellement l’occasion de faire parler de lui.
« J’ai ressenti l’émoi des visions magiques ;/ car le vieux paysan, dans ce vaste décor,/ de la grande Faucheuse au geste symbolique/ paraissait évoquer cette image de mort ». (1906)
Lit-on encore Alcanter de Brahm ? Non, et c’est un tort. Si l’auteur des Soirs de la Plume (L. Maillard toujours, 1892) a bien pris note de ses « pérégrinations thermales » – cachant mal des soirées arrosées avec beaucoup de méthode probablement – et de son cortège de « croque-morts » (sic), plus énigmatique encore si l’on ignore qu’il avait fait un succès de sa chanson des Croquemorts, on a oublié de s’intéresser au Calvaire des pauvres, roman social publié en feuilleton dans l’Événement, aux Critiques d’Ibsen (Bibliothèque de La Critique, 1898), au Glyptique Apollinaire, suivi de quelques Sites et Légendes (Publicône, 1937), aux Recoins de Paris et maisons de Paris, chroniques d’un fouineur invétéré. De plus, son passage parmi les joyeuses personnalités de la bande du Chat noir ou du Lapin Agile (Donnay, Dorgelès et consorts) ou ses prises de position tonitruantes, durant l’Affaire Dreyfus notamment (« Les vrais intellectuels, ceux du moins dont la tarentule politique n’a pas envahi le plafond, sont comme moi : ils s’en foutent »), soulignent à quel point nous manque encore une biographie documentée de ce personnage remarquable. Là, surtout, il ne faudra pas négliger l’effet bœuf d’un autre de ses livres de jeunesse qui marqua très profondément les esprits : en 1893, la maison Jules Souque publiait en effet un roman satirique où Alcanter de Brahm se moquait ouvertement de Maurice Barrès : L’Arriviste. Le néologisme fit florès et connut une si grande popularité qu’on en oublia l’auteur. Comme lors de toutes les bonnes, grandes et utiles inventions, le mot resta, son créateur s’effaça.
Égarés, oubliés Perverse ironie
octobre 2008 | Le Matricule des Anges n°97
| par
Éric Dussert
Poète, chansonnier, critique et essayiste, Alcanter de Brahm aura laissé dans l’Histoire un mot et un signe. C’est toujours ça.
Un auteur
Perverse ironie
Par
Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°97
, octobre 2008.