C’est un voyant rouge, allumé sur la couverture ; celui de l’œil cyclopéen d’HAL dans 2001 : L’odyssée de l’espace. Précaution nécessaire : en ouvrant La Vitesse des choses, le lecteur franchit le pas qui fait entrer en zone de turbulences. « Réglages d’antennes. Interférence. Accélérations subites. La vitesse des choses ». Comme ces anciens téléviseurs noir et blanc à l’antenne déréglée, La Vitesse des choses ne contient pas de récit à proprement parler. C’est la seule interface possible, l’écran de contrôle d’un univers narratif discontinu, traversé par les champs magnétiques que dégagent les êtres et les choses en mouvement. « Selon moi, écrit Fresán, une bonne histoire se présente toujours comme le lieu idéal d’où contempler le lieu inépuisable du chaos ».
Ce chaos s’anime. Dedans il y a l’ « écrivain crépusculaire » qui ramasse sur le pont d’un bateau le carnet d’un autre, puis le fantôme d’un mannequin accidenté, qui raconte l’histoire d’une petite fille laide. Il y a aussi le party animal qui capte au cœur d’une fête les signaux envoyés par son amant mort, l’homme qui cherche les ossements de la famille Romanov. Ajoutons la fille qui tombe dans toutes les piscines à la fois, la petite sœur fantôme et les baleines, le collectionneur d’hôtels et le nécrologue d’une gazette en vogue… parmi tant d’autres. Ces quinze nouvelles parcellaires et ces voix sans corps donnent à La Vitesse des choses l’aspect d’un foisonnant labyrinthe narratif. Un seul fil d’Ariane, métatextuel : le carnet de la première nouvelle qui réapparaît çà et là, et les « notes » qui tentent de théoriser ce qui n’est pas théorisable. « Roman / recueil de nouvelles / essai littéraire / autobiographie fictive » : quel que soit le genre retenu - car ils sont tous valables - la forme chez Fresán est toujours instable, à la fois proliférante et contaminée par une autre, d’autant plus qu’ici commence le règne de la « substitution des corps ». Ici, c’est un journal intime, là c’est un film projeté sur un mur blanc, là encore c’est une pile de cartes postales gribouillées depuis un pays imaginaire, ou un album de photos. Fresán habille ses ombres de récit, pour lui « les nouvelles sont des organismes imprévisibles, et sous l’ordre apparent imposé par un nombre limité de pages, comme les vies, (elles) sont donc des formes évasives et difficiles à classer ».
Si la littérature est l’art de ressusciter les morts et de les faire parler, alors La Vitesse des choses est le roman d’où s’élèvent leurs histoires. Un livre off, en quelque sorte, dont l’unité tient dans le timbre neutre de cette voix qui raconte et qui laisse au lecteur abasourdi la seule possibilité de progresser à tâtons dans un récit supernova où la structure a explosé, où les histoires ne sont que les phénomènes sensibles du néant. Car Fresán est aussi médium, il sait faire parler les objets, il jongle avec des noms et des motifs qui servent à l’écriture de catalyseurs et dirigent sa plume. Nous voici donc...
Dossier
Rodrigo Fresán
L’écho des voix chères
novembre 2008 | Le Matricule des Anges n°98
| par
Etienne Leterrier-Grimal
Un auteur