Une vie ça n’existe pas, selon Ali. Des détails, oui, des anecdotes qui se croisent, à quoi pour se rassurer on cherche à donner une logique. » Ali est camerounais et vit au Gabon où Deville le rencontre lors de sa longue pérégrination africaine. Ce qu’il dit là pourrait illustrer le nouveau « roman » (c’est écrit sur la couverture) de l’auteur de Pura Vida. Théorie de vies illustres, Equatoria en effet rassemble des histoires qui finissent par tracer l’Histoire de l’Afrique en même temps qu’elles ressuscitent les grandes aventures. L’écrivain enquête sur quelques destins qui trouvèrent en Afrique de quoi se faire un nom, une fortune, des illusions et souvent la mort. En premier lieu, il met ses pas dans ceux de Pierre Savorgnan de Brazza. « Il veut être marin. Il sera héros. » Brazza vit au XIXe siècle quand « l’ensemble du réseau hydrographique de la planète n’est pas encore cartographié. » Il reste des terres inexplorées, des fleuves mystérieux, des peuplades innommées à découvrir, autant dire un monde à inventer. Brazza n’aura de cesse de vouloir explorer l’inconnu. En Afrique, les cartes sont muettes autour de l’Ogooué long fleuve qui se jette dans l’Atlantique et des rives du Congo que Brazza pense, à tort, être un seul et même fleuve. Sa première expédition durera plus de trois ans. À peine Patrick Deville tire-t-il sur le fil Brazza que d’autres noms surgissent. Ils ont encore sur eux l’or poussiéreux des légendes : c’est Livingstone que le concurrent de Brazza dans la course au Congo saluera en novembre 1871 d’une interrogation célèbre : « Docteur Livingstone, je présume ? » Celui-ci s’appelle Stanley et sous la plume de Deville ressemble plus à un militaire qu’à un explorateur. Brazza et Stanley n’ont pas le même sang. Le premier partage avec son ami Loti des idées anticolonialistes, le second est un conquérant qui se moque du prix à payer pour ses conquêtes.
On croise aussi, à des temps plus récents, un Louis et un Albert : l’un et l’autre sont médecins, le premier écrira Voyage au bout de la nuit quand il sera toujours minuit pour le second : Céline et le docteur Schweitzer partagent un chapitre ensemble, mais le premier ne fait que passer là où le second s’installe.
C’est toute l’Europe qui s’est donné rendez-vous sur ces cartes où « le blanc fond comme neige au soleil. » Des empires sont à construire et Brazza, sans le vouloir, trace une route pavée de ces bonnes intentions qui finissent par faire un enfer. Lors de son ultime voyage, en 1905, il ne peut que constater les conséquences de ses découvertes : « Partout le travail forcé, les camps, le portage comme un nouvel esclavage, des villages entiers disparus, dont les survivants se sont enfoncés dans l’obscurité des forêts. Fernand Gaud et Georges Toqué passeront aux assises pour avoir enfilé un bâton de dynamite dans l’anus d’un roi insoumis et l’avoir fait exploser, un soir de 14 juillet. »
Patrick Deville accompagne Brazza jusque dans la ville qui porte son nom, à défaut de le porter dans son cœur. En 2006, les corps de l’explorateur et de sa famille ont été transférés d’Alger à Brazzaville. Les politiciens traitent ainsi l’histoire : à coups de symboles massifs. L’écrivain, lui, la passe au tamis de la littérature. Les premiers tuent, le second ressuscite.
Le livre saisit les bruissements de l’Histoire par courtes touches dont la brièveté fait aussi l’élégance. Ce sont des dizaines de romans potentiels qui s’ouvrent à chaque chapitre. Car peu de mots suffisent à faire se lever les fantômes. Les vivants, après tout, ne feront que passer.
Equatoria de Patrick Deville
Le Seuil, « Fiction & Cie », 325 pages, 22 €
Domaine français In memoriam
mars 2009 | Le Matricule des Anges n°101
| par
Thierry Guichard
Patrick Deville met ses pas dans ceux des explorateurs du continent noir. Son exploration de l’Afrique ressuscite des destins controversés et diablement romanesques.
Un livre
In memoriam
Par
Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°101
, mars 2009.