Beau pari d’éditeur que de faire exister pour le lecteur français un texte indéniablement passionnant, truculent et foisonnant de l’un des plus grands auteurs de la littérature latino-américaine. Augusto Monterroso, guatémaltèque de naissance et mexicain d’adoption, livre sous la forme très libre et ouverte d’un journal une mine de réflexions, brefs récits, souvenirs et anecdotes au sujet de la chose littéraire, mais aussi des enseignements de bibliophile et d’érudit exceptionnel. Plume alerte, esprit vif, humour contrôlé, bonne dose d’auto-ironie et peu d’esprit de révérence font que la lecture est non seulement agréable mais aussi, d’une certaine manière, flatteuse ; le lecteur a presque l’illusion de côtoyer, par cette éphémère connivence que crée la lecture, du beau monde littéraire : Cervantes, Calvino, Virgile, T.S. Eliot, Cortázar, Kafka, Pessoa… Tout en culpabilisant cependant de ne point connaître bon nombre de personnes mentionnées, ou bien de titres de revues ou de livres, qu’un spécialiste du microcosme hispanophone des années 1980 reconnaîtrait sans doute. Heureusement, la forme et le ton autorisent une lecture fragmentaire et vagabonde, au gré des titres soigneusement choisis.
L’auteur, s’il a lui-même le sens de la formule, aime à en citer d’autres, y compris fausses, comme celle-ci attribuée à la mère de Marx : « Karl ferait mieux d’amasser un capital plutôt que d’écrire un livre sur le Capital ». Cependant, il serait faux de croire que le livre est une suite de drôleries mondaines ; Monterroso retrouve à différentes reprises quelques-uns de ses thèmes fétiches on ne peut plus sérieux, bien qu’il les aborde sur un ton volontairement dédramatisé : l’abandon de l’écriture (« J’ai repensé aux trois cas classiques qui l’ont fait : Shakespeare passant du théâtre aux affaires ; Rossini abandonnant l’opéra pour la pâtisserie et Rimbaud renonçant à la poésie pour finir trafiquant d’armes, et c’est peut-être le revirement le plus respectable des trois et le plus cohérent »), la révolution, la mélancolie, la traduction, la modernité… En les abordant, la répétition n’allant pas sans la différence, à la fois avec des redites et avec des variations d’éclairage qui caractérisent un homme qui pense.
La Lettre E
Augusto Monterroso
Traduit de l’espagnol par Christine Monot
Passage du Nord/Ouest, 238 pages, 16 €
Domaine étranger La lettre E
mai 2009 | Le Matricule des Anges n°103
| par
Marta Krol
Un livre
La lettre E
Par
Marta Krol
Le Matricule des Anges n°103
, mai 2009.