Dans ce deuxième roman de Jean-Pierre Enjalbert, tout le monde en prend pour son grade. Des intellectuels germano-pratins des sixties au Che, « sorte de mickey-mouse suprême, (…) saint laïc d’un parc d’attractions » en passant par « Aragon la gâteuse », des petits chefs aux grands leaders, et autres « masturbateurs » de micros, tout y passe. Un pilier de comptoir, qui se présente d’abord comme « Veterano » (en référence à l’alcool et à l’âge), déverse sa mémoire face à un scénariste venu l’interroger sur le passé de sa bande de copains, bande d’ « indignitaires » qui cultivaient « l’aristocratique plaisir de déplaire ». Ou comment mai 68 fut une « révolution sadienne »… Dans un retournement du mythe et des valeurs, et dans un retournement des mots et des expressions habituels, le narrateur restitue à son interloqué d’interlocuteur l’ambiance de cette « lutinerie » - et non de cette mutinerie - généralisée. Les fantômes resurgis ? Winter, qui dirige un temple très spécial, « maison de plaisir de tête » baptisée « l’Ecclésiaste », Cornélius, « nègre majordome » de ce temple, Carla Marx, l’officiante et la belle à se damner du même lieu, enfin Paul Prince, l’homme à femmes « s’essayant au coup de poing dans des manifestations anti-communistes ou antifascistes pour le plaisir incomparable d’être contre ce qui était pour, à la fois adroit et gauche si l’on peut dire - Toujours au centre de lui-même » et n’ayant « d’autre drapeau à planter que son braquemart déviationniste », qui entre pour la première fois en scène dans le salon de l’Ecclésiaste un certain jeudi de l’Ascension 1968…
Le lyrisme d’une voix chauffée à blanc.
Veterano ressuscite tout un petit monde et ses putains (les belles de nuit et de chair, mais aussi les vérités politiques d’alors tout comme l’Histoire avec un grand H) par l’intermédiaire de sa mémoire venue le « racoler ». Il rappelle la célébration de « tout ce qui resplendit dans le clair-obscur du désir » par ceux qui caressaient « la haute ambition de servir certes à rien » et les corps. Son récit charrie tout un univers fantasmagorique, érotique et un brin nihiliste, sous le patronage revendiqué des surréalistes, de Jarry ou encore de Lautréamont. Mais s’il n’y avait que l’irrespect, on se fatiguerait assez vite de ce verbe haut et profus, de cette profanation canonique de la religion et la révolution, de ces « queutards » d’amis évoqués par le narrateur, avec force croupes, seins, crucifix et compagnie. Pourtant le texte nous happe : c’est que notre homme possède une beauté à la mesure de sa violence, qui n’est pas seulement un « bonheur d’expressions », mais un véritable souffle, le lyrisme d’une voix chauffée à blanc, qui se déverse et finalement se brise sur l’évocation des disparus qu’il « ventriloque ». Qui trouve la grâce du temps rejoué pour un interlocuteur peut-être tout aussi fictif que la plus grande partie de l’épopée du désir que constitue son récit. Peu importe, puisque l’atmosphère et les personnages nous sont rendus presque palpables. Puisque nous emporte la puissance évocatoire et « éjaculatoire » de ce narrateur, au début réticent à convoquer ses fantômes - « d’ailleurs évitant le plus souvent de répondre et surtout d’en dire trop comme quelqu’un qui travaillerait sa voix au silence absolu ». Nous emporte aussi la puissance poétique de certains passages qui sont comme des vers blancs ou les phrasés d’une ritournelle (citons par plaisir « j’écoute la voix de Paul sa voix jeune sa voix d’époque » ou « lorsque dans le plaisir sans doute parce qu’elle était libre je la trouvais deux fois plus nue »). Tout cela dure le temps d’une nuit pour Veterano qui retrouve ce qu’il fut dans « l’éboulis des heures » d’une arrière-salle de bar et l’ « exil » de l’alcool. Éloge de la beauté joyeusement désespérée du geste, ce livre est aussi une belle réflexion sur le temps et les instants de grâce.
Les Indignitaires de Jean-Pierre Enjalbert
Verticales, 251 pages, 18 €
Domaine français La beauté du geste
juin 2009 | Le Matricule des Anges n°104
| par
Chloé Brendlé
Un an après les quarantièmes rutilants de mai 68, Jean-Pierre Enjalbert nous livre un beau texte d’irrévérence.
Un livre
La beauté du geste
Par
Chloé Brendlé
Le Matricule des Anges n°104
, juin 2009.