Il est des écritures qui fascinent, saisissent, immergent, amènent loin, très loin derrière les miroirs, dans une autre réalité. L’occitan a un mot pour qualifier ce saisissement : « Enfader », littéralement être pris par les fées, sortir de soi-même, s’ouvrir au merveilleux mais aussi connaître l’effroi. Ce terme a pris en francitan une connotation colérique, signifiant enrager, se disputer. Mais attention, les poèmes de Légendaire des départs ne réenchantent pas le monde. Celui-ci est enchanté depuis les origines et le sera jusqu’aux fins. Ces garrigues, chênaies, pierrailles, ruines, ces paysages languedociens portent la même lumière, le même mystère que ceux de la Grèce antique. Et les textes de Joan-Frédéric Brun, fruits d’un incessant travail sur la langue et trente d’ans d’expériences multiformes (vie, mort, désir, rêves, utopie…) soulignent les curieuses présences, effets fugaces, mouvements étranges, formes et êtres fantastiques qui peuplent cet holly wood. Ils surprennent par leur luxuriance, leur vibration, leur « bronzination » (bourdonnement d’insecte). Les fées sont partout : dans les frondaisons des arbres, les massifs, un lichen, la forme tarabiscotée d’un rocher… « Tout est véritable dans l’enchevêtrement des branchages au seuil des ensorcellements : la certitude et l’incertitude, et l’immensité de lumière qui nous écrase. Son chant est le chant de la brise, et le ciel de Mars est bleu comme un souvenir. »
La nature omniprésente masque, intercède, renvoie à des modes de perceptions définis par les poètes ou philosophes grecs (Homère, Pindare, Anacréon, Héraclite…) mêlant pensée atomistique, sentiment cosmique et interrogations métaphysiques. Fortement érotisée, la nature est aussi le lieu du surgissement du trouble, du désir, du transport amoureux. Désir à jamais insatisfait, éternelle thématique de la poésie médiévale des troubadours.
Certains poèmes évoquent aussi la mort. L’auteur l’a croisée à deux reprises. Adolescent, une chute de dix mètres dans une grotte lui valut une perte de connaissance. En 2003, un accident de cheval le laissa longtemps dans un coma profond peuplé de visions. « Je connais, moi, le jardin d’où l’on ne revient jamais, les floralies insensées de l’agonie, l’ivresse douceâtre qu’il y a sur l’autre versant de la souffrance, dans la caresse des flammèches de glaces jaillies du puits obscur qui nous attend. Là-bas la chair palpitante est un soleil lointain qui luit pour d’autres espaces, et suscite dans le tourbillonnement de la mémoire une inextinguible nostalgie. »
La langue occitane que tisse Joan-Frédéric Brun, montpelliérain d’origine, se révèle d’une richesse inouïe. Savante et sauvage, métabolique, presque baroque, elle fédère, intègre des vocables de différentes régions occitanes. Quant à la volonté de présenter ces textes en trois langues, ce professeur de médecine plutôt discret affirme : « Si j’écris en occitan, ce n’est pas pour me couper du monde, m’enfermer dans une cave. L’occitan est une langue qui possède des classiques et c’est aussi une langue sauvage. Ce que malheureusement le français, tellement normalisé, a du mal à être. Se traduire en français, n’est pas simple. On a deux cerveaux : le cerveau occitan sensitif, sensoriel, plein de couleurs. Le cerveau français abstrait, très intellectuel, c’est mon cas. En français, j’ai fait du pseudo René Char ou du pseudo Saint-John Perse et cela me plaît assez. C’est autre chose que mon texte occitan. La littérature d’oc ne doit pas rester dans ce face à face malsain. Si j’écris, c’est pour exprimer en occitan autre chose. La langue anglaise est neutre et peut avoir des dimensions plus facilement sensitives. En même temps, traduire en anglais est un désenclavement symbolique et peut permettre à notre langue d’être lue par le plus grand nombre. »
Légendaire des départs
de Joan-Frédéric Brun
Édition trilingue, Jorn, 167 pages, 18 €
Poésie Versant sauvage
juin 2009 | Le Matricule des Anges n°104
| par
Dominique Aussenac
En trois langues, l’Occitan Joan-Frédéric Brun joue à cache-cache avec Éros et Thanatos. Un recueil vivant et métaphysique.
Versant sauvage
Par
Dominique Aussenac
Le Matricule des Anges n°104
, juin 2009.