Servi par un style laconique, adroit et précis, tout l’art de Hotschnig tient à sa façon de solliciter des situations concrètes du quotidien, apparemment familières et inoffensives, mais qui dérapent vite dans l’abîme de l’irrationnel, de l’absurde. Le fantastique le plus perturbant est à notre porte, semble nous dire l’écrivain né en 1959 en Autriche, et il y a fort à parier que plus il est mêlé à la normalité, à la cellule familiale, plus il est gros d’angoisse… Précisément dans « Peut-être cette fois, peut-être maintenant », il décrit le mécanisme infernal dans laquelle s’enferre une famille suspendue depuis des années à l’attente de l’oncle Walter qui n’arrive jamais. Existe-t-il seulement celui dont l’absence « nous fait tous disparaître et devenir invisibles aux yeux de nos parents et à nos propres yeux » ? À chaque réunion, tous les enfants participent du même rituel compulsif pour rejouer l’absence, la déception, le manque, la culpabilité, sans que jamais pourtant les parents ne perdent confiance en l’imminence de sa venue - dussent-ils si nécessaire cesser de croire à la réalité. Dans « Midi, matin et soir », le narrateur ne sait pas qui il est, d’autant que chaque matin, le nom sur sa porte change, et s’étonne que les autres continuent de le reconnaître. Dans l’univers incertain de Hotschnig, ce n’est qu’en se coulant dans la vie et les attentes des autres que l’on peut espérer s’habituer un peu à « soi », du moins faire connaissance avec cette part d’étrangeté que l’on a trop tendance à vouloir domestiquer par la seule répétition ou l’habitude.
C’est souvent par le biais d’une sorte de « dramaturgie » du regard que l’auteur réussit à faire saillir l’étrangeté du réel. Ainsi, qu’un homme se mette à épier jour et nuit ses voisins, la plupart du temps scellés à leurs transats sur un ponton, c’est bientôt un autre observateur qui prend sa place, le reléguant en bordure du décor, dans une mise en abyme des regards dont le dernier chaînon est celui, encore plus déconcerté, du lecteur (« Le même silence, les mêmes cris »). Dans « Ensuite une porte s’ouvre et claque », l’avidité de voir frappe cette fois un homme tombé sous la dépendance d’une poupée qui porte son nom et lui ressemble à s’y méprendre. Entre songes, fantasmes et (fausses) reconnaissances, à chaque fois s’exerce une attirance irrépressible et obsessionnelle vers une présence engloutissante, en l’occurrence un regard dont la fixité n’exprime jamais rien d’autre que le désir de sa propre disparition. Tandis que s’élabore de façon très subtile le glissement vers un état d’aliénation, c’est le corps comme ultime ligne de séparation qui est prêt à céder à cette emprise…
Dans « Rencontre », un animal tout droit sorti des récits de Kafka, avec une carapace mais un « abdomen mou et vulnérable », devient, après une mauvaise chute, la proie d’une fourmi qui « lui passa dessus, pour toucher rapidement son visage, son museau, et disparut sous les petits cailloux, revint et traversa la gueule de l’animal jusqu’à ses yeux, rongea, grignota, disparut, revint pour mordre à chaque fois un peu plus l’animal ». Dans ce combat sauvage, l’animal aura beau se démener, mobiliser toutes ses forces pour en réchapper, l’agonie est lente, implacable : sucé, rongé, creusé jusqu’à devenir « une enveloppe vide qu’elles emportèrent ».
Oscillant constamment entre une quête d’identité introuvable et un sentiment de folie sans issue, les nouvelles d’Alois Hotschnig diffusent un climat singulier, bien identifiable, dont l’indécidabilité du sens a le pouvoir de ne pas vous laisser en paix, une fois le livre refermé.
Midi, soir et matin d’Alois Hotschnig
Traduit de l’allemand (Autriche) par Nicole Bary
Libella/Maren Sell, 110 pages, 18 €
Domaine étranger À vous de voir
juin 2009 | Le Matricule des Anges n°104
| par
Sophie Deltin
Neuf nouvelles énigmatiques d’Alois Hotschnig ou l’art de décaler notre façon de regarder pour mieux nous égarer au-delà des miroirs.
Un livre
À vous de voir
Par
Sophie Deltin
Le Matricule des Anges n°104
, juin 2009.