Changer la langue par le vocabulaire, c’est bien ce que Louis-Sébastien Mercier (1740-1814) entreprend avec sa Néologie. Paru en 1801, l’ouvrage laisse sciemment de côté le trop contextuel vocabulaire de la Révolution, et se consacre aux principes même de la langue. Il faut maintenant dire sa force, sa puissance, sa vivacité - et pour cela il faut une Néologie, une œuvre singulière qui prenne à rebours la langue borgne et morosive de l’Académie française. Présentée comme le serait un dictionnaire, avec des entrées alphabétiques et des gloses, la Néologie de Mercier n’a cependant pas la sécheresse d’un Petit Robert, ni sa prétention à l’objectivité. Tout est bouillonnant dans ce texte, tout concourt à détiarer le français pour le faire courir sur les sentiers riants de la conquête et de l’insolence : « Le peuple qui a l’imagination vive, et qui crée tous les mots, qui n’écoute point, qui n’entend point ces lamentations enfantines sur la prétendue décadence du goût, lamentations absolument les mêmes de temps immémorial, le peuple bafoue les régenteurs de la langue, et l’enrichit d’expressions pittoresques, tandis que le lamentateur s’abandonne à des plaintes que le vent emporte. J’en appelle donc au peuple, juge souverain du langage (…). La hardiesse dans l’expression, suppose la hardiesse de la pensée. » (Préface).
De fait, l’homme est hardi. Un temps régent de collège, c’est surtout à l’écriture qu’il consacre sa vie, mais d’une manière si libre et singulière qu’il dut souvent répondre à des attaques. Son Tableau de Paris, paru avant la Révolution, est une œuvre magistrale, sensible et complète : là, ce sont les Parisiens, tous les Parisiens, que l’on voit ahaner sous le poids de l’eau transportée dans de lourdes barriques, ou se régaler un temps de l’étrange spectacle nocturne d’un cimetière abandonné. Il publie aussi L’An 2440, rêve s’il en fut jamais en 1771, classé dans les romans d’anticipation. La Néologie constitue une troisième forme, à la fois plus ramassée et plus dispersée. Plus ramassée par le genre, plus dispersée par le goût : le dictionnaire est la trace vive de la langue, par les mots, par les citations qu’il contient, par les commentaires parfois teigneux dont ils sont l’objet : « Vexateur. Ce titre peut se donner à une infinité de gens qui, dans le monde, sont Vexateurs en petit. Un commis Vexateur, qui se venge d’un chef qui le vexe ; rien de plus commun. La société est une véritable échelle de Vexateurs, assis sur des échelons plus ou moins élevés ». À la lecture des quelque 500 pages de l’œuvre (avec introductions et notes éclairantes tout autant que savantes de Jean-Claude Bonnet, aficionado), il apparaît en effet que celle-ci est une continuation un peu mercenaire de ce qui précéda : il s’agit d’attaquer la langue, la belle langue officielle de ceux qui ne disent rien, il s’agit de placer à l’avant du terrain ceux vers qui ses sympathies le portent - Montaigne, Rétif, Diderot, Rousseau -, sacrés guérilleros indépendants associés à la Libération. « Je pourrais ensuite justifier cet ouvrage par des exemples sans nombre, par celui de Cicéron qui se plaisait tant à broder, à chamarrer son style par des expressions prises du grec ; je pourrais parler de tous les écrivains qui ont créé une foule de termes nouveaux adoptés des locutions étrangères (…) mais l’homme pensant ne connaît point d’autre autorité que son propre génie ; c’est lui qui fait la parole, & la langue n’est point un objet de convention, comme le disent de futurs métaphysiciens que cette seule proposition pétrifiera. »
Néologie de Louis-Sébastien Mercier
Belin, 591 pages, 26 €
Histoire littéraire Déséborgner les mots
juin 2009 | Le Matricule des Anges n°104
| par
Gilles Magniont
Par Louis-Sébastien Mercier, une méthode préparatoire, pédagogique et divertissante, à l’émancipation linguistique.
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Déséborgner les mots
Par
Gilles Magniont
Le Matricule des Anges n°104
, juin 2009.