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Nouvelles Les blancs silences du départ

octobre 2009 | Le Matricule des Anges n°107 | par Richard Parmentier

Blêmes et anonymes, ils étaient alignés approximativement sur l’étal rituel, prêts pour une cérémonie dont ils seraient les accessoires avant d’en être les victimes sacrificielles. Un vide encore pur les habitait, qui les rendait presque transparents, légers au point que le moindre courant d’air parût à même de les renverser. On ne lisait rien sur leurs faces lisses qui pût les distinguer les uns des autres et ils s’abîmaient pareillement dans une attente inexpressive et sinistre. Autour d’eux, des gestes rapides jetaient des ombres dansantes. Ils étaient une quinzaine, vierges encore, que l’autel allait consacrer en tachant leurs manteaux d’hermine d’un ocre sombre. Ils allaient bientôt se gorger d’une science obscure, entêtante et lourde, qu’ils inoculeraient presque aussitôt à leurs prêtres dans une libation sonore et incantatoire propre à magnifier la fadeur ordinaire de leurs existences. Ils étaient pathétiques, comme des femmes nues qu’on allait vêtir d’une robe de pourpre voluptueuse le temps d’un soir, pour se voir finalement déshabillées et renversées par la violence des hommes, impatients, pressés de leur soutirer la sève essentielle de la vie.

On eût aussi bien dit des soldats attendant de recevoir leur paquetage et leur uniforme rouge quelques minutes avant la bataille absurde qui les laisserait en charpies, défaits par un ennemi avide et incommensurable, chair à canon d’une guerre dont ils croiraient ignorer le sens, alors qu’elle n’en serait tout simplement pas une, mais rien moins qu’un aléa divertissant pour ses commanditaires en mal de sensations.

Droits, immobiles et disciplinés, ils attendaient cet instant unique et cruel pour lequel leur existence semblait pourtant avoir exclusivement été conçue.

Et quand la cérémonie serait finie, après quelques voltiges brutales, leur corps violacés et humides à l’intérieur, froissés à l’extérieur par une force puissante et aveugle, on les abandonnerait, la face ravinée, ratatinée, maculée d’une couperose sale, dans une vague fosse commune tapissée de plastique noir. C’est peut-être seulement dans cette dernière demeure, devenus sans utilité, que leurs visages inertes perdraient leurs rides et se déplieraient à petits coups secs dans la promiscuité morbide des ordures ménagères.

Perdu dans ses pensées, Evariste Grévy fixait les petits gobelets de plastique posés sur la table. Lui que l’âge de la retraite, à pas subreptices, venait de rattraper, les observait avec la sympathie d’un condamné pour ses semblables, le sort leur faisant à peu près la même plaisanterie qu’à lui-même. Mathilde, à quelques mètres, s’affairait avec ferveur. « Ne vous souciez de rien, Evariste, avait-elle dit, je m’occuperai de tout. » Alors il restait immobile, interdit devant ses petits compagnons de misère, jetables, encore immaculés, que la secrétaire allait bientôt gaver d’un mélange de vin et de jus de fruits apporté dans un grand seau.

Lentement, un hasard parcimonieux disposait les arrivants autour de la salle, épargnant le centre de celle-ci selon l’usage. Les invités ne se pressaient pas, délaissant comme ils pouvaient leur ouvrage.

Evariste, cerné par la sympathie ou la condescendance, avait dû céder aux pressions de ses collègues. On l’avait supplié de ne point partir sans organiser cette réception que, du reste, on organisait pour lui. Il n’était jusqu’au patron lui-même pour le prier de les honorer d’un petit discours d’adieu dans les formes, peut-être pour mieux déguiser en libre choix ce départ qu’on lui avait en fait imposé. Un autre eût saisi l’occasion pour briller d’une colère véhémente en claquant la porte avec fracas. Lui avait plié avec la douceur silencieuse qui lui était habituelle. Il avait poussé la bonne volonté jusqu’à préparer lui-même la pâtisserie qui servirait de dessert à la petite collation. Au-delà des verres en plastique, devenus sombres autour de leur contenu fruité, flanquant les petits fours, un modeste monticule de chaussons aux pommes luisants témoignait ainsi de son consentement docile.

Tout semblait donc harmonisé au cours des choses, jusqu’au paysage enneigé qu’encadrait la grande fenêtre, calme et résigné, blanc comme ses cheveux, blanc comme les petits gobelets. Tout était à sa juste place, aucune aspérité ne devait irriter la marche du temps. En quittant sobrement la scène, Evariste restait fidèle à sa réputation de sage oriental, qui devait sans doute beaucoup à son profil altaïque, à ses petites lunettes cerclées de fer et au regard limpide et ingénu qu’elles laissaient transparaître.

Bientôt, des bureaux environnants accouraient dans la petite salle de réunion les derniers employés conviés à ces agapes de fortune. Il ne manquait plus que la présence de Monsieur Letireur pour parfaire l’unanimité que réclamait l’événement. Le président directeur général de cette modeste entreprise se devait de célébrer en personne le double départ que constituait la péremption de son employé le plus âgé. Evariste partait, et l’entreprise devait, par une simultanéité fortuite, prendre elle aussi un nouveau départ. Le hasard faisant admirablement les choses, dans le vaste plan de développement que M. Letireur ambitionnait, la mise à la retraite de M. Grévy s’emboîtait idéalement. À la cordialité de la fête devait donc se mêler une pointe d’optimiste et de bonne humeur.
Rodolphe Ourien, tassé derrière son ordinateur, hésitait encore. Il avait longtemps voulu boycotter cet hallali misérable, ce spectacle révoltant du chasseur déchargeant ses munitions sur un gibier rabattu et affolé. Il en avait voulu à Evariste de se prêter à la comédie, de donner une caution exorbitante au barbare moderne et à ses attributs abstraits et sauvages de chiffre d’affaires et de parts de marché, futiles réalités face à l’humanité intemporelle dont il était le dépositaire. Letireur l’avait certes piégé, arc-bouté sur quelques faiblesses dénichées dans le contrat de travail de son employé par son conseil juridique, mais selon lui, dans la défaite, Evariste n’aurait jamais dû s’humilier.

Ourien avait cru pouvoir profiter d’une longue mission à l’extérieur pour échapper au spectacle de cette mise à mort. En vain : la date en avait été finalement reculée pour coïncider avec son retour. Tout juste rentré, maussade, il avait ruminé toute la journée le malentendu qui se préparait. L’alternative était écœurante : bouder le départ de son ami ou applaudir à son exclusion.

Un autre sentiment, toutefois, s’était infiltré au milieu de son aigreur. Un doute. Presque une crainte. Confusément, le calme dans lequel se préparait le dernier appareillage de son compagnon rappelait les sourdes tempêtes qui lui succèdent parfois, comme si de la liturgie pourtant usuelle d’un pot de départ devait découler quelque cataclysme tellurique. Petit à petit, ses préventions s’étaient presque entièrement diluées dans une impatience trouble, une sorte de foi dans la providence.

De la salle de réunion, parmi la rumeur étouffée des bavardages, il entendit la voix, caverneuse et solennelle, du patron. Il se dressa enfin pour rejoindre le cénacle attendri des convives.

M. Letireur en était aux préliminaires de circonstances. Autour de lui, les deux mètres de retrait - craintif ou respectueux - que laissait l’assistance aggravait le confinement de la petite salle. Encore n’étaient-ils pas tout à fait quinze, puisque la grippe en excusait deux. Rodolphe, anticipant la fin des discours, parvint à se tailler une place inespérée tout contre le petit buffet, à portée de main des pâtisseries. De son observatoire stratégique, il captait d’un regard oblique les gestes onctueux du patron, tout en circonvolutions, à côté de Gan-hi, impassible.
Car c’était ainsi que tout le monde l’appelait. Cet homme au prénom de mathématicien, au nom d’ancien président de la République, était parvenu, sans le vouloir, à s’attirer un surnom plus illustre encore. C’est que sa ressemblance, toute relative d’ailleurs, ne se limitait pas au physique. La non-violence et la détermination le caractérisaient aussi bien que la gentillesse ou la douceur. Ses paroles étaient rares, mais justes, et à l’instar de sa physionomie, ne se couvraient d’aucun relief superflu. On ne lui connaissait d’autre famille que les hommes et les femmes qui l’entouraient ce jour et, malgré son mystère, il était l’intime de chacun. Il était en quelque sorte l’exact contraire de celui qui faisait à l’instant même son éloge.

Le guerrier Letireur était tout en fougue et hargne rentrée, plein d’une sourde ambition qu’il savait maquiller à l’occasion d’une obséquiosité visqueuse. Corpulent, il avait une bouche large, posée sur un menton déjà presque double bien que puissant, moulant des mots ronds et parfumés comme des crottins de cheval, mais dont il ne fallait jamais douter de la nature exécrable.

Le souffre et le salpêtre ainsi réunis, Rodolphe gageait qu’une explosion d’un genre nouveau ne devait pas manquer d’éclater.

Mes chers collègues, c’est avec une émotion non feinte que j’exprime les regrets les plus douloureux qui sont les miens de voir partir le plus cher de mes collaborateurs…
Les initiés appréciaient. Au bénéfice de sa longue carrière, le salaire relativement élevé de Gandhi était le premier des deux éléments qui avaient convaincu Letireur de le pousser vers la sortie. En cela, il lui était cher, sans aucun doute. Le second élément était son âge, peu propice, selon les règles les plus élémentaires du management, au rendement. Letireur avait de la suite dans les idées et enchaînait logiquement :


 Mon cher Evariste, vous veniez au monde, que s’achevait la guerre qui avait ruiné l’Europe. Vous êtes de cette génération à laquelle, nous autres, devons tout !

Il fallut subir cinq minutes de ces flagorneries empoisonnées. Lorsque enfin le soufflet du dithyrambe retomba, un mol applaudissement assura la transition tandis que les regards se tournaient avec une once d’apitoiement vers le digne Gandhi.


 Monsieur le Directeur, chers collègues. Il y a peu encore, je n’aurais pas imaginé qu’une scène comme celle à laquelle nous assistons puisse si vite avoir lieu. Et je n’aurais pas imaginé non plus à quel point ma collaboration avait comblé ma hiérarchie. J’ai la joie et la surprise de l’apprendre aujourd’hui. Et la surprise est la plus divine des étincelles. Par un atavisme immémorial, l’homme cherche souvent à s’en prémunir. À tort ! Ainsi m’étais-je à moi-même, au fil des ans, tracé une voie qui serpentait parmi vous jusqu’à un âge que je ne m’étais pas fixé, mais qui, pour sûr, me paraissait lointain.

Vous me fîtes la surprise, Monsieur le Directeur, de creuser un précipice au milieu de cette voie…

La crispation déforma le sourire jaunissant de M. Letireur. Il ne s’attendait visiblement pas à ce que le vieux sage s’offre une sortie pleine d’éclats. La pique était inutile et ne lui ressemblait pas. Il en était désagréablement surpris sans pour autant se trouver touché par une quelconque étincelle divine. Ourien, dans son coin, sentait avec jubilation son corps traversé par les premières secousses sismiques de la journée. Gandhi poursuivait.


 Mais loin de me faire chuter, vous m’avez offert un nouveau cap, et par-là, un nouvel horizon, que je découvre grâce à vous. Or n’est-ce pas là ce que la vie a de plus beau à nous offrir ?

Le Directeur se laissa détendre par l’accalmie dont les nuances byzantines lui échappaient. Ourien jugeait la pause prometteuse. Naïvement, la salle s’abandonnait à une niaise béatitude.

 Mais le virage que vous m’avez offert, Monsieur le Directeur, était de courte de durée. L’on m’en a fait prendre un autre, plus récemment encore, que j’essaye d’accueillir avec la même philosophie. C’est une dame qui me l’a présenté. Elle était jeune et douce quand je l’avais cru de tout temps vieille et cruelle. Elle était tout de blanc, alors que je ne l’avais imaginée que noire. Et elle avait troqué sa faux pour un stéthoscope. Derrière ce virage, l’horizon était proche et opaque comme un rideau de théâtre, puisqu’il me cachait même les premiers bourgeons du printemps. Voilà, n’est-ce pas, qui enseigne à regarder de côté plutôt que loin devant soi. Et à mes côtés, aujourd’hui, c’est vous tous que je vois, mes amis.

Monsieur le Directeur, j’en suis presque désolé pour votre beau geste, déjà frappé d’obsolescence, mais je vous en reste reconnaissant.

De tous les sourires de la salle, seul celui de Gandhi avait gardé sa grâce. Les autres s’étaient figés ou changés en grimaces sous l’effet d’une monstrueuse acidité. Evariste, radieux, nageait à présent dans le silence épais où tous les autres semblaient se noyer. Même les regards s’étaient alourdis, tombant vers le sol, ou comme frappés de cécité se perdaient dans les airs. Plus aucun n’osait l’atteindre.

Gandhi rompit le maléfice avec simplicité :


 Mes chers amis, Monsieur le Directeur, je vous remercie pour ces années passées en votre compagnie et vous invite à prendre un verre et à vous restaurer.

Une mécanique sèche et poussive agglutina les employés autour du buffet. Fébrilement, on sirotait la sangria et le vin chaud. Un semblant de chaleur parut embaumer l’ambiance. On s’encourageait à prendre un amuse-gueule, un canapé ou une saucisse. On chassait le silence obstiné à coup de futilités. Reculé dans l’angle, cancéreux esseulé, Gandhi distillait son paisible sourire, le seul survivant, à un auditoire frappé d’une torpeur amère, qui avalait absent les cacahuètes et les pizzas miniatures. Arrivé promptement au dessert, chacun saisit religieusement l’un des petits chaussons que leur hôte avait préparés.

Même Letireur, à qui son estomac, mal remis d’une choucroute toute récente arrosée de vin d’Alsace, demandait grâce, crut faire son devoir en croquant la pâtisserie. Il avalait une couleuvre, mais elle avait un goût de pomme qui la rendait agréable. Et si Evariste avait assouvi sa petite vengeance en lui lançant à la figure la défroque de la faucheuse dont on l’accusait presque d’avoir armé le bras, il se félicitait d’autant plus de se débarrasser de ce mesquin trublion. Au fond, il se moquait de son anathème jeté en petit comité, que le cortège des jours et de leurs menues émotions lèveraient inexorablement.



***



Mérieux, le comptable, fut le premier. Brusquement, il se mit à râler comme une bête blessée, en se tirant le col de la chemise. Le malheureux manquait d’air, mais semblait impuissant à en faire entrer d’avantage dans sa poitrine. Il se cramponna au rebord de la table, jeta un regard exorbité autour de lui avant de s’écrouler. L’émoi naissant eut à peine le temps de céder la place aux premières interrogations, était-ce un infarctus ? une crise d’épilepsie ? qu’un deuxième invité se sentit mal. À l’autre bout de la salle, appuyé sur le chambranle de la porte, Friedman, le graphiste, une main sur l’estomac, sans souffle, la face olivâtre, poussa un cri étouffé avant de s’affaler à son tour.
Un troisième bientôt vacilla, qui s’effondra dans de spectaculaires convulsions, suivi de près par Mathilde, la secrétaire, tombée à genoux, les deux mains serrées autour du cou. Ourien assistait au séisme final avec un intérêt auquel, quoi qu’il en pensât, se mêlait une vague inquiétude. Il fixa dans son coin Gandhi le pacifique, que son sourire n’avait toujours pas abandonné, en proie à d’inavouables pensées. Dans l’affolement qui contaminait rapidement la salle, d’autres regards, par un instinct presque animal, se tournèrent vers Gandhi, souverainement indifférent à la catastrophe. Là-même où son visage avait inspiré quelques minutes auparavant la pitié et la sympathie, on semblait brusquement lire toute la perfidie des Asiates sanguinaires du Moyen Âge, et son sourire évoquait la cruauté froide des Mongols du grand Khan pillant l’Europe dans un déferlement de haine.

Sentant peser sur sa personne l’interrogation angoissée de ses collègues, Evariste Grévy lâcha laconiquement :


 Je suis heureux que mes pâtisseries vous aient plu.

Or tous tenaient encore à la main un chausson, appétissant, largement entamé, et lorsque, dans un entrechoquement effroyable de neurones, l’horrible clarté se fit dans les cerveaux, la panique balaya la pièce comme une bourrasque.

Les toilettes de l’entreprise, trop modestes pour contenir l’assaut, furent encombrées par une cohue hystérique venue déverser dans les cuvettes le contenu empoisonné de ses estomacs.

Dans la petite salle de réunion, entouré des quatre corps étalés sur la moquette, Gandhi écoutait comme une mélopée le concert de vomissements sauvages qui lui arrivaient des latrines. Dans une orgie irrépressible de régurgitations, Letireur et ses plus proches collaborateurs tentaient frénétiquement de sauver ce qu’il restait de leurs existences. L’instinct de survie les avait saisis au point que la plupart vomirent dans le couloir. On sut plus tard que le Directeur, rendant choucroute et vin blanc, reçu sur la nuque l’offrande chaude et involontaire de son adjoint, lui aussi pressé de se délester du venin que l’Oriental leur avait inoculé.



***



Ourien était resté, impavide. Gandhi et lui s’observaient. De son grand regard clair, le maître de cérémonie s’excusait.


 Désolé, je n’ai pas pu vous prévenir, souffla-t-il.

Au pied de la table, Mérieux s’était assis, et pinçait Mathilde, la lèvre entre les dents. Friedman, à l’autre bout, débarbouillait ses joues vertes de craie. Ourien avait déjà la main sur la bouche. Le silence avait pris un parfum de jouvence qui le faisait bruire d’une stridulation grelottante. Le rire n’est pas le propre de l’homme, c’est celui de l’enfant. Mais il prend en vieillissant les vertus d’un travestissement de carnaval, une effraction jouissive dans l’ordre des choses, l’éruption d’un passé volcanique toujours vivant.

Gandhi, pour qui depuis peu l’immortalité latente des hommes ordinaires s’était dissoute dans la science médicale, savourait cet instant en connaisseur. Il y avait bien de l’éternité dans ce rire étouffé, presque intérieur, dans ces hoquets enfantins, que ne couvraient pas tout à fait, s’évadant du bout du couloir, les râles exténués des mourants imaginaires.

Puis, de cette halte hors du temps, le retour se fit doucement dans leurs yeux. Gandhi lisait dans ceux de Mérieux une crainte ancestrale. Celles des pierres lancées dans les airs et retombant sur les têtes. Son incartade le rendait fier et l’épouvantait tout à la fois. Letireur ferait payer cher ces fredaines de potaches. Ils avaient tous pris un peu de liberté à crédit et les traites risquaient d’être douloureuses. Car l’éternité a un prix. Du moins pour ceux qui restent.

Pour Gandhi qui partait, c’était cadeau, et il en appréciait la valeur. Il l’emporterait avec lui comme un petit bagage ailé. Le temps reprenait ses droits et sa gardienne, éclipsée d’un pied de nez, par quelques secondes de rire, celle qui avait incarné pour lui les traits maternels d’une femme amène et attentive dans la blancheur d’un hôpital, l’attendrait bientôt, cette fois sans fard et sans apprêt.

* Richard Parmentier réside à Madrid. Il est le lauréat du concours de nouvelles 2009 organisé par la librairie La Mandragore à Chalon-sur-Saône et dont Le Matricule des anges est partenaire.

Les blancs silences du départ Par Richard Parmentier
Le Matricule des Anges n°107 , octobre 2009.
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