Agnus Regni : Histoire tragique, encore que sensuelle et farcesque, de Gregorius Maximilien Lehcar
En l’an 18 du Règne, malgré le péril encouru, Grégorius Maximilien Lehcar, « éternel marmouset » de 30 ans porté aux « ratiocinations vaines » et à la bouteille, consigne ses mémoires, observations et rêveries érotiques. Suite à la dissolution de la République, cette « vieille utopie gâtée », au désordre civil et à la démission du prince-président, la France s’est transformée en une mosaïque de territoires politiquement autonomes : la Grande Flandre, la Catalogne-dure, le Duché-téméraire de Bourgogne, etc. Paris a été rebaptisée ; un rempart, « stupéfiante camisole de sécurité » composée de fortins, de plaques d’aciers et de « murs hérissés de hampes agressives », y a été édifié. Pour se protéger des assauts de la République de Toulouse et des « citoyens-résistants », brigades canines et patrouilles de zone arpentent les rues d’une cité-État désormais soumise au « fascisme antibactérien ». À mille lieues de l’idéal sociopolitique radieux de Platon et de Thomas More, Frédéric Sounac façonne une petite dictature imaginaire dont certains traits ne sont pas sans convoquer les dérives nationalistes de nos plus flamboyantes démocraties.
Armé d’un organe de presse officiel (Virtutis Iter), du Prytanée (établissement apte à former des « jeunes gens fertiles, arables »), d’une Garde et d’un Directoire, le Règne contrôle tout. Jusqu’au « fleuve libidinal », à l’insécurité et l’individualisme « pathologiquement liés à l’assouvissement clandestin ». Des Bordels essaiment qui, moyennant élaboration d’une grille des plaisirs réglementaires, présentation d’une carte et respect du temps imparti, donnent accès à l’orgasme légitime et son arsenal de sextoys : menottes, fouets, « cok-rings », godemichés, « embouts-poltergeist » et « plugs ». Inspecteur desdits Bordels, fils de l’auteur défunt du Désachèvement du pire, un idéologue mycophile malencontreusement responsable de l’avènement du Règne, Grégorius Lehcar est-il la victime aveugle de ce régime nébuleux et totalitaire ? Au gré d’un récit dont l’amplitude embrasse une flopée de genres conte merveilleux, roman noir, satire, etc. Agnus Regni recense les aspérités antihéroïques d’un destin relevant d’une « sanglante ambiance d’opéra bouffe ».
En tarabustant ses lecteurs potentiels (nécessairement besogneux) il se pourrait que nous soyons « un peu cons », fort du sens de l’autodérision, Grégorius Lehcar tente de démêler les ressorts souterrains du complot dont il se croit, à raison, l’objet. C’est que le Règne impose une insidieuse « discipline du soupçon » : les « citoyens-résistants » et autres partisans de la République fomenteraient une éventuelle insurrection. Ce faisant, à qui peut-on accorder toute sa confiance, son affection ? À des collègues de l’administration des Bordels ? À une armée de « roquets plus ou moins rachetés » ? La pianistique et terrible Lotika Prastock ? Ou bien, au hasard d’une cristallisation amoureuse, à Alvaro, bellâtre ravalant Endymion, Aribaze le Persan, Siegfried, Hippolyte et Apollon, au rang de « petits roupics consanguins » ? Mais que « s’imagine-t-on ? Que l’expérience est aussi suave que l’inexpérience ? Que la connaissance protège ? Ce serait trop beau ! Il est dans la nature de l’humanité de passer en force, en vérité il faut un peu en vouloir, car ça défonce salement. »
Servi par une langue très léchée et une ironie communicative, ce premier texte-somme de Frédéric Sounac est digne des « grandes traversées livresques ». On songe parfois au Meilleur des mondes d’Aldous Huxley, ou à Nous autres de Ievgueni Zamiatine.
Agnus Regni de Frédéric Sounac
Délit Éditions, 613 pages, 25 €