La première fois que « ça » s’était produit, au printemps dernier, j’étais arrivé en retard à un rendez-vous. Certaines personnes sont coutumières du fait, pas moi. Je m’étais confondu en excuses avec une honte, un étonnement qui devaient se lire sur mon visage, on ne m’en avait pas tenu rigueur. Or, que s’était-il passé ? Rien d’autre qu’une promenade sur le rivage (j’avais un peu d’avance ). Au creux d’une dune, des bouteilles en plastique rejetées par l’océan, des flotteurs accrochés à un lambeau de filet, quelques galettes de goudron formaient un paysage minable, qu’observaient des oyats penchés au-dessus. J’étais devenu l’un d’eux, sentant circuler la sève dans mes flancs amaigris, frissonnant dans l’air tiède, patient à l’égard des intrus qu’une prochaine marée enlèverait. Je m’étais réveillé en sursaut. Les plantes ne possèdent pas de montre. La mienne ordonnait à présent de courir.
Puis il y avait eu, en septembre, dans le marais asséché, ce brocheton prisonnier d’une flaque. Son dos émergeait dans de brusques tête-à-queue. Impossible de le sauver. Je m’étais regardé mourir jeune, jusqu’à ce que l’eau restante se teintât de rose, avant de virer à l’opaque sous l’effet de la nuit. Au cinéma, cela ne me dérange plus, qu’un plan dure trois plombes. Encore faut-il qu’il soit désolé.
Dernière faille en date car comment appeler autrement ce trou dans le « réel » ?, un tilleul dénudé, à Gironde-sur-Dropt. On devinait sous le ciel bas, passé une frange de peupliers également dépouillés, la « sauvageonne », la Garonne qui coulait. Une petite gare montait la garde non loin, peut-être désaffectée, des affiches indiquaient que des cours de gym s’y tenaient. Le tronc devrais-je écrire « mon » tronc, puisque j’étais maintenant à l’intérieur, transformé en aubier sous l’écorce portait les stigmates de tailles importantes et anciennes, à l’exception d’une branche basse qu’on avait laissé s’enrouler à la manière dont un bras cache un sein, ou dont on remonte une écharpe sur le cou. Je grelottais. Des voix s’élevèrent d’une terrasse en surplomb, elles criaient mon prénom. « Bon sang, où étiez-vous passé ? » Je me le demande.
Ce n’est pas de la rêverie. La rêverie éloigne, élève, s’envole. Ici, au contraire, il s’agit de s’enfouir, de se confondre. Jadis, seuls les humains étaient capables de provoquer cette faculté de taupe, ou de caméléon : dénuée de jugement, la profonde empathie. Encore fallait-il qu’ils fussent, eux aussi, démunis, naturels, exposés au vent. Je ne suis pas comme je suis : je suis qui je ne suis pas, né oreilles, comme d’aucuns naissent bouche.
En ville, chaque jour apportait sa provende de confidences. Je n’avais qu’à me poster aux carrefours, aux coins de zincs. Un instinct sûr rapproche les bouches des oreilles. Parfois, les histoires étaient tellement étranges, si fascinantes, nous ne parvenions plus à nous quitter, ou alors tard la nuit. De parfaits inconnus devenaient des amis. Enfin, je rencontrais des cousins, des cousines issus de la même tribu, celle de l’écoute à tout crin, violon ou scie, peu importait. Je me souviens d’A., comédienne, qui enrichissait en même temps son répertoire de gestes. Avec H., journaliste, un blanc précédait toujours nos discussions, il nous était difficile de parler de nous nous savions pourtant bien que c’était par là que tout commençait. Dès que nous évoquions nos nouvelles connaissances, en revanche, le débat prenait feu. Anne Calife je mets son nom, ça lui fera peut-être plaisir, auteure et docteure, partageait et adoucissait l’existence de clochards. N’était-ce pas fatigant, à force ? N’avait-elle jamais eu envie de s’enfuir ? « Comment veux-tu ? » répondait-elle, « Quand on t’appelle à deux heures du matin, au bout du rouleau, et qu’il n’y a plus que toi au monde ? »
Je soupçonne ma femme d’avoir émigré à la campagne, m’emportant dans ses voiles, pour différentes raisons, mais au moins celle-là : ne plus subir chez elle de fieffés conteurs, ne plus craindre ma dispersion, ma disparition en compagnie d’une de ces fantasques dont les aventures me tenaient en haleine. Nous avons gagné l’intérieur des terres, puis leur lisière dévorée par l’écume, au-delà de laquelle ne s’étend plus que le désert. En vain. Ici, un seul humain suffit à masquer l’horizon. C’est Jean-Pierre, facteur, avec qui j’apprends dans la forêt à reconnaître l’odeur des bêtes, cerfs, chevreuils, renards, sangliers. C’est Philippe, musicien, qui croit aux âmes errantes, à d’autres réincarnées (ainsi celle de Chopin hante-t-elle l’un de ses élèves, lequel ne se montre adroit que dans les Nocturnes). C’est Nathalie, qui m’enseigne l’esprit de mesure, au point que je ne puis plus voir une médaille sans son revers.
Nous nous embrasserons, tous, le premier de l’an, jour dévolu aux visites dans ce pays de tempêtes. En attendant, je vois d’ici décembre, mois propice aux stupéfactions impromptues. Les cieux mats sous lesquels cavalent d’effrayants nuages blancs. Les embruns au hublot de la chambre, réduisant le panorama à de la cire fondue. Quelle souche dépenaillée, quel talus hirsute investirai-je ?
À moins que, plus probablement, j’aille habiter l’unique décoration du hameau, une guirlande lumineuse, un traineau de Noël qui supporte l’inscription « Joyeuses fêtes ». Le modèle doit dater des années soixante-dix, il grince au vent comme une vieille enseigne. L’éternité est effarante.
L'Anachronique Décembre au fond
janvier 2010 | Le Matricule des Anges n°109
| par
Éric Holder
Décembre au fond
Par
Éric Holder
Le Matricule des Anges n°109
, janvier 2010.