Entre une mascarade télévisuelle et la promotion publique de Bise d’hiver, son dernier faux-livre, Esme, page blanche de « vingt-deux ou vingt-trois ans » sur laquelle rien ne semble pouvoir s’inscrire, se rend au Londres-Louxor, à proximité de la Bourse et de l’Opéra comique. Tour à tour cinéma d’art et essai, champ de pavots et havre pornographique, cet édifice parisien devient, à partir de 1994, le fragile point de repère de la diaspora yougoslave. Au contact des piliers de ce lieu fantomatique le physionomiste Ürs, un vice-président étonnamment jeune mais philosophe, un Mime-témoin-des-camps, etc. Esme tente de recueillir des informations susceptibles d’expliquer la troublante disparition de sa sœur aînée, Ariana. En 1992, « âgées de six et huit ans » seulement, toutes deux fuyaient le siège de Sarajevo en trouvant refuge chez leur oncle expatrié à Paris.
En mêlant scènes ordinaires de la vie amoureuse, inquiétantes apparitions de vieilles tantes fictives, double enquête (l’une afférente à l’absence d’Ariana, l’autre au vol de quatre tableaux au musée de la fondation Bührle), Le Londres-Louxor ne résorbe jamais la perte dont il est l’art. Et Jakuta Alikavazovic, au-delà du récit comme prétexte, parvient à bousculer les « frontières du monde stable ».
Pour quelles raisons avez-vous attendu l’écriture de Londres-Louxor pour évoquer la guerre des Balkans, le siège de Sarajevo et les camps ?
La coupure de l’origine, présente dans Corps volatils et Histoires contre nature, est ici plus frontale. Je l’aborde par le biais de l’invention, puisque je suis née à Paris. Mes parents sont arrivés en France au tout début des années 70. Mais il n’y a pas d’usurpation dans la mesure où c’est l’histoire de ma famille, au sens plus large que nucléaire. Longtemps, j’ai ressenti une certaine forme de réticence à parler de l’ex-Yougoslavie. Quand on s’appelle Jakuta Alikavazovic, qu’on écrit des livres, c’est la première chose qu’on attend. L’origine, quand on est né en France avec un nom qui est explicitement lié à un ailleurs marqué par une histoire récente, c’est d’abord ce qu’on projette sur vous. On peut donc choisir de refléter cette lumière, à un moment donné, ou pas. J’aime le miroir comme outil de profondeur, comme pure surface qui s’ouvre, le miroir baroque, Le Parmesan et son Autoportrait dans un miroir convexe… et puis, aussi, le côté un peu foire de la galerie des miroirs. Tout ça rejoint la question de l’identité à construire, à détruire, du reflet qui s’offre et se dérobe.
Le Londres-Louxor est un livre sur l’après-coup. Après l’impact, que faire des fragments ? Est-ce qu’on les rassemble dans une espèce de fiction de l’unité ou est-ce qu’au contraire on les assume en tant que fragments ? L’Histoire est présente de façon très éclatée parce que je ne vis pas le présent comme un déchiffrage historique. Pour moi, L’Histoire de l’ex-Yougoslavie demeure opaque. Et je pense que le jeu du fragment soulage du poids de...
Entretiens Bleu symptôme
janvier 2010 | Le Matricule des Anges n°109
| par
Jérôme Goude
Roman des origines perdues, Le Londres-Louxor brise les miroirs de la certitude historique et identitaire.
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