Combien de livres sur le système concentrationnaire soviétique ? Tant et plus qu’on ne saurait les dénombrer. Fameux ou méconnus, tous ont contribué à dessiner dans nos imaginaires la géographie d’une terreur. Et puis, voici La Maison des rencontres de Martin Amis, un roman à plusieurs entrées qui interpelle même le lecteur le plus au fait de cette période douloureuse de l’histoire. Pour écrire ce livre, Martin Amis a vu son imagination fécondée par Soljenitsyne, Vassili Grossman, Chalamov. S’approprier, s’approcher du « phénomène de l’esclavage soviétique », beaucoup aurait ployé sous la charge. Pas Amis. Il a digéré les témoignages de ces illustres prédécesseurs pour, à son tour, nous servir un livre au réalisme glaçant. Et plutôt qu’un essai où il se serait privé de ce qui fait la puissance inépuisable de la littérature, la création de la vie dans toute sa complexité, il signe un roman-fresque très fort. Lui, l’Anglais, s’est laissé dériver le long des méandres de l’histoire russe sous l’œil bienveillant, dit-il, de ses « spectres », Dostoïevski, Conrad.
Car c’est cela, La Maison des rencontres, un voyage au cœur des ténèbres. Un homme né en 1919, « vieillard mal embouché d’humeur massacrante », il y a longtemps passé à l’Ouest, s’en revient au pays, dans la Russie de Poutine. Et il raconte. C’est là, voguant vers la Sibérie, le début d’une confession sans concession qu’il écrit noir sur blanc à l’attention de sa belle-fille. « La brochure décrit le trajet comme un voyage vers une destination inoubliable - une expression qui a une résonance un peu fâcheuse. » En effet. C’est que le narrateur retourne sur les lieux du crime, là même où, dix années durant, il a été, avec des centaines de milliers d’autres, absurdement interné. Le décor est posé, les aiguilles de l’horloge remontées et nous voilà en 1948, plongés dans le quotidien crasseux et violent d’un camp stalinien. Et le narrateur de marcher sur le tapis du temps, d’évoquer, avec un cynisme mordant, les conditions de (sur)vie aux côtés de son frère Lev, lui aussi rescapé du goulag. L’internement, c’est bien la seule chose qu’ils aient eue en commun. Ça, et aussi Zoya, cette jeune femme juive par les deux convoitée. Zoya. Un nom qui rapproche les deux frères, les sépare, qui les déchire. Il cristallise tous les possibles, les envies, la fidélité et la trahison. Zoya, silhouette désirée, corps et âme inaccessibles pour le narrateur mais qui se donne à Lev, alors devenu le frère ennemi, le traître. Sujet de toutes les convoitises, Zoya viendra, un jour de 1956, aux environs de cette kafkaïenne colonie pénitentiaire, dans ce qu’on appelle la Maison des rencontres : « une cabane solitaire en rondins pareille à un avant-poste d’extrême liberté ». C’est ici que, le temps d’une étreinte, mari et femme pouvaient se retrouver.
Rancœurs, frustrations, désamours ou complicités, dans cette remontée à travers les âges, ce chassé-croisé des époques, le narrateur raconte ce qu’il avait toujours tu, tout en brossant à grands traits le portrait d’une Russie contemporaine névrosée et, avant cela, d’une URSS ubuesque. L’écriture de Martin Amis est double comme peut l’être l’histoire de ce pays qui paraît toujours porter le deuil ou exorciser quelque folie. Tantôt la phrase est coupante, directe, tranchante. Tantôt la crudité du langage s’efface au profit de courtes échancrures poétiques. On a beau perdre le fil, çà et là, c’est de peu d’importance et même, ça rend plus crédible encore la récapitulation de ce vieil homme « au pays du cauchemar », la Russie.
La Maison des Rencontres
de Martin Amis - Traduit de l’anglais
par Bernard Hoepffner, Folio, 292 p., 6,60 €
Poches La maison Russie
février 2010 | Le Matricule des Anges n°110
| par
Anthony Dufraisse
Martin Amis revisite soixante ans d’histoire russe sur fond de rivalité amoureuse et fraternelle. Profond, prenant et édifiant.
Un livre
La maison Russie
Par
Anthony Dufraisse
Le Matricule des Anges n°110
, février 2010.