Jean-Luc Sarré ou l'expérience du sensible
S’il faut peu de chose pour que le passé surgisse dans l’instant, ce n’est pas sans réticence que le poète l’accueille. On s’attendait avec un tel titre, Autoportrait au père absent à une poésie qui ferait face comme un miroir interrogé à travers le temps. C’est mal connaître Jean-Luc Sarré, pour qui le présent, dans sa fugacité, semble seul retenir son attention : « Ma poésie veut le présent » écrit-il dans Comme si rien ne pressait. Dans les trois longues laisses qui constituent près des deux tiers de l’Autoportrait, le passé, forcément, est toléré. Mais l’écrivain prend soin de l’insérer dans un présent et un espace qu’il maîtrise en faisant apparaître le père défunt en un fantôme qui l’accompagne dans le parc en bas de chez lui, dans les ruelles du quartier où résiste toujours une vieille ferme sur laquelle lorgnent depuis longtemps les promoteurs. Cette vieille ferme (qu’on a aperçue, l’interview de notre hôte achevée, nous rendant en sa compagnie dans une pizzeria au temps suspendu) symbolise à elle seule cette permanence de la mémoire. Déambulant à ses abords et tutoyant l’ombre paternelle, le poète évoque autant, sinon plus, ce qu’il voit aujourd’hui que ce qu’il vécut hier. Le père s’inscrit dans le paysage comme le ferait un personnage d’Almodovar : « Dans l’air immobile - c’est plus rare - / il fait désespérément bleu / et les carrosseries rutilent / comme rutile, au coin de la rue, / le panneau de sens interdit / auprès duquel je ne sais plus / s’il patiente ou s’impatiente. » Et le voilà, quelques vers plus loin, déjà mort alors qu’à peine rejoint, ce père « autour duquel gravitent / ces quelques pas, ces quelques pages / à contre-jour mais on devine / déplié, blanc, immaculé, / le grand mouchoir. C’est un suaire. »
La déambulation du fils et de son fantôme de père (« Marcher ainsi côte à côté, / c’est aller avec soi et soi »), leur fait croiser un groupe d’enfants puis passer devant la fenêtre d’une maison de retraités. Le poème accroche alors ses détails et ses couleurs, tourne comme une brise autour de ces surgissements du réel et rebondit, saisissant le prétexte d’un mot, vers l’évocation du père. D’allusions en litotes, le poème avance vite, trousse une vie en « une poésie à la ramasse, / obstinément irrésolue / qui n’aurait jamais existé / sans les images d’autrefois. » Et les congédie rapidement, ces images, pour fixer le regard à nouveau sur le présent, la grille réparée du parc, une vieille dame qui traverse le cadre de la fenêtre, le temps qu’il fait, le bleu et le vert. Trop mince pour faire un livre, l’Autoportrait se poursuit en une deuxième partie de poèmes courts nourris aux notes des carnets. Une façon, à nouveau, de faire entrer la lumière dans les interstices du quotidien et éprouver, en l’écrivant, le sentiment de vivre.
Comme si rien ne pressait reprend les deux premiers volumes de carnets, Rurales, urbaines et autres et Au crayon et nous offre autant de pages inédites avec la troisième partie. Au...