Qui ne connaît Stalker, le film d’Andreï Tarkovski, sorti en 1979 ? Des hommes rampent dans un espace informe, encombré d’objets morts, de présences prometteuses ou mortelles ; ils sont écrivain et professeur de physique, et suivent précautionneusement leur « stalker », chasseur en approche, guide et passeur, jusqu’à une chambre où tous les souhaits pourraient être réalisés. Ce sont moins les lieux qui sont explorés, que les personnalités et les motivations secrètes des protagonistes, en une angoissante quête initiatique. On ignore trop souvent que ce film soviétique qui fascina les esprits est l’adaptation biaisée d’un roman qu’enfin nous pouvons lire en version intégrale. Et dans lequel il n’y a ni professeur ni écrivain…
Le personnage de Redrick Shouhart, 23 ans, 28 ans, puis 31 ans, est, hors des expéditions officielles, un « stalker » aux activités souvent illégales. Il œuvre dans la « Zone », ce « trou dans l’avenir », où on ne sait quels « Visiteurs » ont abandonné, comme les détritus de leur pique-nique, des objets aberrants, des « creuses », des « batteries etak », et, peut-être, une « Boule d’or » mythique qui exaucerait tous les vœux, et qu’il s’agit d’aller chercher au risque de sa vie, de sa santé mentale, au travers d’un parcours semé de « gels de sorcières », de brûlures, de disparitions, d’épidémies… Ces objets, achetés et revendus au prix d’impressionnantes liasses de billets et d’alcools omniprésents, feront la perplexité des savants chargés de les étudier. Ce dont témoignent les déclarations du prix Nobel Valentin Pilman qui en arrive à mettre en doute la science humaine autant que ses limites avec l’irrationnel. Les trouvailles, « bracelets qui stimulent les processus vitaux » ou « éclaboussures noires », « sont des réponses tombées du ciel à des questions que nous ne savons pas encore poser ».
S’agit-il d’une science-fiction qui dirait la hantise d’un nucléaire meurtrier au cours d’une orwellienne guerre froide qui fait long feu ? Ou encore, au-delà du trop évident ensemencement d’un espace par une contamination post-atomique, par des extraterrestres aux pouvoirs incongrus, magiques et malsains, il se peut que nous ne trouvions dans la « Zone » que l’image fantastique de notre perception et de notre inconnaissance du monde, avec tout ce qu’elle peut avoir de fantasmatique, d’hallucinatoire. S’il y a « Visiteurs » extraterrestres, ils sont hors de tout anthropomorphisme… En tout cas, l’empreinte du roman d’Arkadi et Boris Strougatski n’a pas fini de nous marquer, de suggérer à la littérature des pistes et des inquiétudes nouvelles.
Il peut paraître fort étonnant qu’un livre paru en 1972, qu’un film sorti sept ans plus tard, aient pu durablement alerter les consciences, venus qu’ils étaient de l’étouffante tyrannie rouge ; et ce sans guère en subir la censure. D’autant qu’ils peuvent être perçus comme une métaphore secrète de cette autre « Zone » dangereuse et morbide, l’Union soviétique elle-même, où la « Boule d’or » inatteignable serait ce communisme qui pourrait combler tous les souhaits… Car même si la quête de Redrick aboutit auprès d’elle, le « bonheur pour tout le monde » se révèle être « plutôt en cuivre ». Ce en quoi une cohérence peut se nouer avec L’Ile habitée, roman d’une dictature militaire sur une planète où vient échouer un « Robinson » insensible aux ondes de contrôle et donc apte à la résistance. Certes moins mythique que Stalker, il est cependant un de ces phares de cette science-fiction intelligente qui rime avec anti-utopie en gardant l’œil sur nos libertés individuelles et sur la portée de la connaissance, toujours trop menacées.
Arkadi et Boris Strougatski Stalker et L’Ile habitée, traduits du russe par Svetlana Delmotte et Jacqueline Lahana, Denoël, 240 p., 18 € et 444 p., 24 €
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mai 2010 | Le Matricule des Anges n°113
| par
Thierry Guinhut
Univers de résistance au soviétisme, les romans des frères Strougatski explorent de troublants espaces inaccessibles à la science humaine.
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Par
Thierry Guinhut
Le Matricule des Anges n°113
, mai 2010.