Fragments tombés depuis
la vie et l’œuvre de Tony Millionaire, qui ne sera jamais capitaine de soirée.
Ces temps-ci, les éditeurs affectionnent l’étiquette « artbook », manière peut-être de louvoyer entre Beaux Livres et comicbooks, façon de jouer la carte de la culture immémoriale en y joignant celle de la modernité industrielle. En tout cas, la dénomination va comme un gant à ce beau volume consacré à celui qui, né en 1956 dans une lignée bostonienne de peintres et d’illustrateurs, bercé par les images de marine de guerre et par la plénitude des romans d’aventure du XIXe siècle, va devenir l’un des plus fameux et récompensés cartoonists de sa génération, travaillant pour la presse (du Village Voice au New York Press) ou illustrant affiches et pochettes de disque. L’Art de Tony Millionaire ne détaille pas cette production (partiellement éditée en France par Rackham) au fil d’une étude raisonnée : hors la courte préface du musicien Elvis Costello, la parole est à Millionaire, en un monologue d’impressions éparses et de souvenirs désordonnés. D’où l’on retient notamment : qu’il commença à gagner sa vie en dessinant de vastes villas victoriennes, des grands voiliers et des ruines romaines ; qu’il mena une « vie d’artiste » et de hippie pimentée d’innombrables beuveries, et ce jusqu’à aujourd’hui - sous une photo où il pose devant sa table de travail, on lit cette fascinante légende : « Me voici confortablement assis dans mon garage, attendant la tombée de la nuit pour boire et dessiner. »
Sont-ce là simples anecdotes, contingences sans intérêt ? Mais pour le lecteur, elles constituent une voie d’accès à ce style si singulier, une manière de donner chair à des histoires qui produisent, comme le souligne très bien la préface, « un malaise étrange ». Au hasard des planches et des histoires courtes ici reproduites, dessins animaliers et fantasmagories, croquis réalistes ou caricaturaux, l’angoisse d’une beauté perdue semble partout présente : la violence s’invite dans un univers noble et enfantin, l’ordre ancien inquiète. Les jouets, « vous ne savez jamais quand ils vont se retourner contre vous » : parler d’absurde, de surréalisme ou d’humour noir, ce serait alors forcer et simplifier le trait et manquer la béatitude douloureuse qui piège toutes ces pages, nous apparaissant inopinément quand un kangourou aux yeux fous fait les poubelles, ou lorsqu’au plus haut d’un navire ballotté par la tempête, sur le mât qu’enserre un monstre marin, il n’y a plus que Drinky Crow, le « corbeau poivrot » et hébété, personnage fétiche de Millionaire et « portrait de toute l’humanité » : « Toute personne avec un peu de conscience de soi ne pourra pas s’empêcher de se reconnaître dans ces yeux mélancoliques. Que vouliez ou pas, c’est vous ».
L’Art de Tony Millionaire
Traduit de l’américain par Nicolas Meylaender
éditions Soleil, 206 pages, 29,90 €
Textes & images Parquets qui grincent
juin 2010 | Le Matricule des Anges n°114
| par
Gilles Magniont
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Parquets qui grincent
Par
Gilles Magniont
Le Matricule des Anges n°114
, juin 2010.