En 1975, Frankétienne publie son premier roman en créole paysan : Dézafi (Vents d’ailleurs, 2002). Davantage qu’une simple traduction en langue française, Les Affres d’un défi (Éd. Henry Deschamps, 1979 ; Jean-Michel Place, 2000) constitue une véritable réécriture de ce texte fondateur de la littérature haïtienne. Texte dont chaque nouveau livre - que ce soit Ultravocal, œuvre-limite recensant les blessures d’un peuple soumis à l’obscurantisme et à l’autoritarisme, ou bien les volumes des Métamorphoses de l’oiseau schizophone - semble propager l’inaliénable cri d’une possible délivrance.
À Bois-Neuf, village de la campagne haïtienne, sur une terre « hérissée de cactus, de chardons, de ronces », Saintil menace quiconque se rebelle de zombification. Secondé par son adjoint, l’impavide général Zofer, et sa fille Sultana, « responsable de la surveillance culinaire et du rituel alimentaire des zombis », cet ensorceleur d’âmes fait régner la terreur. Jouissant des seules terres arables. Du bétail. Déviant les cours d’eau. Dévastant champs et récoltes. Livrant ainsi paysans et enfants à la misère : « Exiguës, délabrées, coiffées d’un toit crevé, à flanc de nuit, nos maisons, construites avec des débris de caisses de hareng saur, ressemblent, à fleur d’ombre, à des boîtes d’allumettes à l’intérieur desquelles retentissent à longueur de journée les cris d’une cohorte d’enfants malingres qui pleurent de faim. »
Porte-parole des crucifiés de la mémoire.
Alors que Saintil recrute de nouveaux morts-vivants, Bois-Neuf agonise entre le gallodrome et le tripot, entre les « ombres récurrentes et l’hystérie des clartés ». Gédéon, vieil atrabilaire ordurier, impose à sa nièce Rita un « interminable calvaire ».Chaque jour servir, balayer, lessiver, cirer, torréfier le café, essuyer des insultes et ravaler sa haine. De même que chaque jour que Dieu fait Tante Louisina s’obstine à vouloir sortir Gaston de sa torpeur. Gaston qui, las des jérémiades de Louisina, trop jeune pour perdre toutes ses chances sur un malencontreux coup de dé, se lance à l’assaut de Port-au-Prince. Capitale dans laquelle il fera, entre autres, la rencontre d’un pasteur obnubilé par le désir de « picorer sous la jupe des sœurs protestantes », puis celle de ses frères « issus des milieux ruraux ». Ces portefaix, sous-fifres ou cireurs de pompes, qui « transpirent sueur et sang sous le poids des fardeaux » et, bon an mal an, « chapardent quelques bananes ».
Frankétienne - écrivain, dramaturge, peintre, chanteur et comédien, né l2 avril 1936 dans la région de l’Artibonite, fils d’une paysanne haïtienne de 13 ans - endosse avec maestria le rôle de porte-parole des crucifiés de la mémoire, des parias d’Haïti, contre tous les « maîtres-pillards ». Voilà sûrement la raison pour laquelle un « nous » intercale son chœur de voix hallucinées, apocalyptiques, cisaillant incessamment la trame de son récit, l’absorbant même : « Errance des provocateurs en mal de conflit. Autour de nous, s’étend une immense mare de diarrhée dans laquelle pataugent des fesses molles à perruque, des phallus déphasés et des grappes d’hydrocèles ». Allégorie de la victoire (anticipée) des Haïtiens sur le régime dictatorial de Duvalier, allégorie de tous les combats, Les Affres d’un défi célèbre le chant d’une résurrection. Celle-là même que figure Clodonis, jeune zombi que « trois poignées de sel bien pommées », dont un grain aurait suffi à libérer la conscience, pousse à l’insurrection. Comme tous les « infatigables semeurs de sels », de mots, Frankétienne nous rappelle à sa manière que« là où il y aurait un seul être humain enchaîné, affamé, humilié, c’est l’humanité tout entière qui est traînée dans la boue… »
Les Affres d’un défi de Frankétienne
Vents d’ailleurs, 220 pages, 17 €
Domaine français Le réveil des zombies
juin 2010 | Le Matricule des Anges n°114
| par
Jérôme Goude
Au-delà du récit d’un village haïtien aux prises avec les sortilèges, Les Affres d’un défi de Frankétienne entonne le chant, sombre mais cathartique, d’un peuple asservi.
Un livre
Le réveil des zombies
Par
Jérôme Goude
Le Matricule des Anges n°114
, juin 2010.