Études de silhouettes est construit à partir d’ébauches de textes de Franz Kafka, « des départs interrompus » dont Senges suggère qu’ils « devaient inaugurer de vastes romans » qui « ont tourné court ». Cela donne quatre-vingt-douze suites imaginées, hommage au grand écrivain et aux images fortes qui lui sont associées : une ville embrumée, d’étranges rituels de justice, une chambre d’étudiant solitaire, une vie de fonctionnaire faite de misère morale ou psychologique, un commis voyageur, la figure récurrente du père… Et derrière le narrateur inconstant et fragile de ces fragments, l’on débusque la silhouette ténue de Kafka lui-même, comme décrit « sous forme de miniatures ».
Mais Études de silhouettes renvoie avant tout aux préoccupations littéraires de Pierre Senges lui-même. L’idée du fragment réutilisé se trouvait déjà dans Fragments de Lichtenberg, qui rassemblait des aphorismes de Lichtenberg en les considérant comme les fractions d’un grand œuvre. Présupposer que ces incipit kafkaïens étaient nécessairement des romans fleuves de 600 pages avortés, et les « achever » en quelques lignes, voilà qui fait preuve d’un humour bien particulier ! Pierre Senges joue de la même manière avec les littératures, dites romanesques, romans de cape et d’épée, d’amour, d’espionnage ou d’aventures, mais aussi avec les fables ou contes, pour dire sans cesse éviter d’y tomber tout en en utilisant tous leurs ingrédients.
La logique (qui devient, à force d’obstination, pure fantaisie), la décortication du langage, sont d’autres voies dans lesquelles l’auteur s’engouffre avec bonheur. Kafka écrit-il « dans un désert retentissant » ? le texte répond « Un désert n’est jamais retentissant ». Le texte de Kafka dit « Quelqu’un vint me tirer par mon vêtement, mais je me débarrassai de lui » ; celui de Senges poursuit « encore aujourd’hui il m’est impossible (…) de savoir si je me suis débarrassé de mon vêtement ou de cet inconnu. » Scruter ainsi le langage permet de réfuter des apparences premières : presque chaque fragment suscite un doute, parfois érigé en vérité, à la manière du sujet de La Réfutation majeure, roman de Senges qui met en scène le personnage de Guevara soutenant, avec force arguments et méthode, que la découverte de l’Amérique est un leurre. Alors, au-delà de ce que le lecteur perçoit d’abord comme un jeu, ce livre peut être considéré comme une version personnelle de la démarche oulipienne de Calvino dans Si par une nuit d’hiver un voyageur, ou de celle de Borges, avec sa pluralité narrative et son goût de la figure labyrinthique, dans Le Jardin aux sentiers qui bifurquent. Avec une même présence prononcée pour l’intertextualité, ici inattendue et polymorphe : il n’y a qu’à lire la page 100, qui, en écho à un texte de Kafka faisant trois lignes, cite successivement le Satiricon, Donald Westlake, Tristram Shandy, Ambrose Bierce, Voragine, Balzac, Saint-Simon et Fourier !
Pierre Senges traduit là l’expérience de l’hypothèse, de la variation multiple : « chacune de ces phrases (…) me conduira ainsi de ou bien en ou bien jusqu’à mon dernier jour, une hypothèse parmi d’autres hypothèses », le même incipit donnant même parfois lieu à plusieurs textes. Les fragments kafkaïens poursuivis par Senges « multiplient (donc) le nombre de coïncidences possibles, et leurs combinaisons. » La figure de Kafka n’est alors que la métaphore des infinies variations, coïncidences et combinaisons que permet le langage, et les récits qu’il instaure. Un abyme fascinant, qui ouvre une réflexion sur la contrainte comme incitation (nécessaire ?) à l’écriture, sur la fiction et ses « genres », et sur cet irrépressible besoin de combler le vide dès qu’il se présente, surtout lorsqu’on est écrivain.
Études de silhouettes de Pierre Senges
Verticales, 146 pages, 18,50 €
Domaine français Le livre des hypothèses
juillet 2010 | Le Matricule des Anges n°115
| par
Pascal Jourdana
Pierre Senges accommode les restes littéraires de Kafka. Un hommage, mais surtout une étape de plus dans la poursuite d’un travail d’écriture singulier.
Un livre
Le livre des hypothèses
Par
Pascal Jourdana
Le Matricule des Anges n°115
, juillet 2010.