Raja Shehadeh explore les sentiers de sa Palestine : vagabondages douloureux à travers une terre dévastée et une mémoire volée.
Les hommes gravent leur histoire dans les paysages : il les cultivent, ils y bâtissent leurs maisons, ils les nourrissent de leur sueur, de leurs larmes et parfois de leur sang. Il y a bien alors géographie : écriture de la terre. Mais celle-ci, en retour, s’inscrit en eux, vit au fond de leur mémoire, qu’il s’agisse de la mémoire d’un individu, d’une famille ou d’un peuple. Les exilés, plus que d’autres, le savent - et en souffrent. Les Palestiniens, eux, sont comme des exilés sur leur propre terre : après avoir été chassés par les guerres successives des territoires qui furent les leurs, les voici condamnés à voir ceux qui leur restent occupés hier et aujourd’hui maladroitement administrés par une Autorité en vérité presque impuissante. Le fait même de parcourir ces collines que surplombent les illégales et menaçantes colonies israéliennes, vouloir se les approprier par le corps et le regard devient une épreuve, un défi, un risque. Raja Shehadeh choisit de raconter ici sept promenades ou, plus exactement, sept sarhat, « à travers les années et les collines palestiniennes », en fait de 1978 à 2007. « Partir en sarha c’est vaguer librement, au gré des envies, sans contrainte. Dans sa forme verbale, le mot signifie amener le bétail au pâturage de bonne heure, le laisser vagabonder et paître librement (…). Partir en sarha implique de lâcher prise. » Les revivre par l’écriture constituera alors une huitième sarha, une autre tentative - ultime ? - pour coïncider avec ces paysages.
« Le passé, c’était comme un autre pays ».
Raja Shehadeh doit pour commencer combattre deux préjugés, deux clichés : pour la plupart des voyageurs du XIXe siècle, tout d’abord, ces terres n’offraient que désolation et sécheresse, l’idéologie européocentriste et misérabiliste poussait ainsi un Melville à écrire : « La Judée tout entière semble être une accumulation de déchets » - puis, quand l’entreprise sioniste commença, d’aucuns s’enchantèrent de la beauté toute biblique de ces lieux, comme si Jéhovah lui-même les avait ainsi conservés, intacts, pour le retour de son peuple. C’était oublier un peu vite que depuis des siècles des paysans, les Palestiniens justement, cultivaient cette terre à la fois cruelle et magnifique, bucolique et ingrate : « Tout ce qui rend ce paysage biblique (…) est le fait des Palestiniens, que les colons juifs sont venus remplacer ». C’est donc aussi leurs traces qu’il recherche, ces promenades sont en même temps des enquêtes sur ceux qui l’ont précédé en ces lieux - et dont certains furent ses ancêtres, ses aïeux. Ramallah, en effet, « fut fondée il y a environ cinq cents ans par cinq clans » et sa famille fut l’un de ces cinq clans. Il s’efforce ainsi de ressusciter la figure émouvante de l’oncle de son grand-père, Abu Amin, symbole de ces hommes qui possédaient le courage et le savoir-faire nécessaires pour devenir « maîtres et possesseurs de la nature, en la défrichant et la domestiquant ». Mais le qasr - « structure ronde en pierre (où) les cultivateurs gardaient les produits de leur récolte et dormaient sur les toits » - qu’il se construisit n’est plus aujourd’hui qu’un monticule de pierraille informe. Partout les pins (quand ce n’est pas le béton des colonies) envahissent les anciens jardins en terrasse : concurrençant l’olivier, ces « intrus (…) prospèrent en hauteur et en largeur, s’appropriant la terre par la force ». Tentant de redonner aux lieux leurs noms perdus, souvent évocateurs et poétiques, Shehadeh connaît également chaque fleur, chaque plante - et ce qu’elles peuvent recéler de secret ou de force tragique. Ainsi le natsh (pimprenelle épineuse), « dont il est vraisemblable qu’ait été faite la couronne d ’épines du Christ », est-il devenu, dans les tribunaux militaires, la preuve que la terre n’est plus cultivée et « qu’il s’agit d’un terrain public que les colons israéliens sont par conséquent en droit d’utiliser » !
Ces colons, précisément, il tenta pendant des années de les combattre : avocat, il voulait s’opposer par le droit aux usurpations répétées - mais les accords d’Oslo ont, d’après lui, sonné le glas des espoirs ultimes. Après la Nakba et la guerre de 1967, après la première et la deuxième Intifada, la construction du mur de séparation ne fait qu’entériner l’abdication des responsables palestiniens et ne peut que mener « au chaos ». Les colons sont donc aujourd’hui chez eux sur ces collines et il lui arrive de les croiser : bien qu’ils soient toujours armés, ils ne font pas preuve d’agressivité, ils sont seulement « déterminés », ce sont des « hommes d’affaires rationnels et calculateurs ». La rencontre sur laquelle s’interrompt la dernière promenade l’inquiète davantage : lorsqu’il est arrêté par deux adolescents armés au visage à demi dissimulé par le keffieh traditionnel, ils ne peuvent concevoir ce qu’il vient faire là. C’est sans succès qu’il tente alors de leur faire comprendre son amour pour cette terre : « Ils étaient entièrement consumés par la tension et la précarité présentes. Ils ne connaissaient rien d’autre. Le passé, c’était comme un autre pays. »
Naguère en Palestine de Raja Shehadeh
Traduit de l’anglais par Émilie Lacape
Galaade, 357 pages, 21,90 €
Domaine étranger Mille collines
juillet 2010 | Le Matricule des Anges n°115
| par
Thierry Cecille
Un livre
Mille collines
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°115
, juillet 2010.