Une évocation de Bashung par Manset, quels que soient les sentiments que nous inspirent la personnalité et l’œuvre de ces deux figures majeures de la chanson, est en soi une incitation à la lecture. De Manset, barde voyageur réputé atrabilaire, on connaît la poésie souvent cruelle, la puissance évocatrice des images : « Mon dieu, montrez-vous quand même, / Le jour des communions, des baptêmes. / Bénissez les robes blanches / Que les souillures un jour balaieront / Comme une avalanche. » On connaît aussi sa propension à l’autarcie, son peu de goût pour les médias, son refus de se produire sur scène, acte qu’il considère comme obscène. Autant qu’un auteur compositeur et interprète, Manset est un artiste plasticien et un photographe, ainsi que l’auteur de livres dont certains sont nourris de ses lointaines pérégrinations. Les éléments qui ont fait la légende de Gérard Manset sont donc assez éloignés de celle d’Alain Bashung, esthète du rock, interprète orfèvre d’un répertoire élaboré par et avec d’autres. Un artiste qui au cours des deux dernières décennies a acquis une dimension exceptionnelle dans le milieu de la chanson. Ce milieu, Manset s’en est suffisamment tenu à distance (encore que, dans les pages de Visage d’un dieu inca on croise Etienne Roda-Gil, Julien Clerc, Lavilliers, Nicolas Sirkis, Raphaël et même Barbelivien en réincarnation du Casanova de Fellini) pour ne rencontrer vraiment Bashung que tardivement, au moment de leur collaboration sur Bleu Pétrole, ultime album de l’Alsacien. Avant cela, des errances, des escales, des albums, mais « toujours pas de Bashung (…). Tout le monde faisait barrage afin que je n’approche pas, ne vienne pas m’immiscer dans un travail qui débutait, avançait cahin-caha. (…) Alain avec lequel se serait probablement produit ce qui aurait lieu ensuite : la même estime, les mêmes atomes crochus, la même complicité que celle partagée quinze ans plus tard, mutiques et face à face, assis sur l’un des poufs de la boulangerie du boulevard Exelmans, pour Lego, pour Vénus… »
La forme composite du récit, la place laissée à l’implicite demande au lecteur une participation à la reconstitution des faits. Les deux hommes se croisent, se revoient, puis décident des choses. On les trouve installés dans un salon de thé, une brasserie parisienne et enfin dans la maison de Bashung : « On aurait cru un coin de chantier abandonné, un morceau de sente brisée avec des habitants mystérieux et absents. (…) Cela s’est produit : dessin d’enfant, une chaumière du passé, toute courte, toute rigolarde, et ses massifs de groseilliers, de tulipes, ses rosiers épineux, ses flûtes en petites corolles. » Manset est venu pour entendre une « démo » de « Comme un Lego », une chanson qui figurera sur Bleu pétrole et sur l’album de Manset, Manitoba ne répond plus, dont la sortie est prévue quelques mois après. « Comme un Lego c’est raconter sa vie », écrit Manset. C’est s’efforcer de dire quelque chose de l’insignifiance des vies, de « la faiblesse des tout-puissants » ; c’est regarder avec empathie « tous ces humains / Danser ensemble à se donner la main / S’embrasser dans le noir à cheveux blonds / À ne pas voir demain comme ils seront ». Outre « Comme un Lego », l’album comportera trois autres compositions de Manset : « Vénus », « Je tuerai la pianiste », ainsi qu’une reprise du légendaire « Il voyage en solitaire ».
Manset écoute Bashung interpréter du Manset, « aligner un à un les précipices de (son) abstraction lyrique grandis et anoblis ! » Son regard sévère, souvent perçu comme hautain, se teinte d’admiration et même d’une vraie tendresse. De plus en plus marqué par la maladie qui va l’emporter, Bashung est alors en marche vers le sommet, porté par une énergie qui semble sourdre de son extrême faiblesse. Depuis la salle d’un des derniers concerts, Manset observe « la fauve silhouette noirâtre », reçoit ses mots, leurs mots, comme un don infiniment précieux : « J’étais servi : royal, majestueux. »
Jean Laurenti
Visage d’un dieu inca
Gérard Manset
L’Arpenteur, 120 pages, 12 €