Le pli est pris, quand je finis une série de séances d’atelier d’écriture avec un groupe particulier dans un lieu particulier, j’essaye d’en faire un compte-rendu. C’est pour l’instance qui a initié l’affaire, ou parfois juste pour moi, histoire de moi-même essayer de me rendre un peu compte. Parce que de chaque lieu se dégage une caractéristique, sensible dans le contenu et dans la façon de dire. Caractéristiques d’autant plus sensibles qu’on mène, comme je le fais, trois ateliers en même temps, dans trois lieux bien différents avec des tribus de gens dans des situations bien différentes. Cette fois, c’était une classe d’étudiants de Fac Licence trois dans le Var, un groupe de femmes en rupture sociale dans le Lot, et enfin une douzaine de détenus dans une maison d’arrêt de l’Aveyron. Beaucoup à dire sur les textes d’étudiants, désespérance face à l’avenir, velléités de révolte, peurs, angoisse générale. Beaucoup aussi sur les femmes du Lot, naïveté, auto-complaisance, infantilisme, alors que pas spécialement jeunes, poésie d’école primaire, projets jobards, désirs très forts, rêves de luxe de feuilletons télés. Encore plus à dire sur les troisièmes, les détenus de l’Aveyron. Chez eux, ce qui a émergé, c’est une espèce de manie qu’ils avaient, presque tous, d’employer le plus naturellement du monde, à tout bout de champ, des tournures de phrases qui faisaient d’eux, dans leurs récits, des jouets du destin, débris impuissants dans la tempête, fétus de paille dans le ruisseau, s’accolant ou pas au fétu d’à côté, comme au hasard, selon les courants. J’ai relevé, par exemple : « Et de là, de fil en aiguille, j’en suis venu à… » – « Je vivais avec elle mais en été notre couple a battu de l’aile… » – « Mes parents ont voulu me mettre aux études mais l’école ne m’aimait pas… » – « J’ai trouvé un travail mais après une semaine ça n’a pas collé… » – « Un soir, j’ai rencontré une femme dans un bar et de là on est allé chez moi mais pas de pot c’était une femme à problèmes… » – « J’espère que quand je vais sortir cette fois je tomberai sur une gentille simple et qu’elle n’aura pas honte avec moi de se balader toute nue même l’après-midi dans la maison… » Bon, alors moi, bien sûr, la question que je me pose : ces vues plutôt fatalistes, est-ce une combine de l’esprit, après-coup, pour ne pas assumer la faute ? Un moyen pour ne pas se sentir trop nul ? Ou bien, au contraire, est-ce ce penchant qui, ayant existé en eux a priori, les a menés à ces fautes ? Je me garde bien de répondre, de toute façon j’aime surtout les questions. Soit dit en passant, si je me permets de mettre ci-dessus des bouts de leurs pages, c’est évidemment que je leur en ai parlé, ils ont dit oui. Dans la foulée, je leur ai juré que des gentilles simples qui n’ont pas honte de se balader nues dans la maison l’après-midi existaient bel et bien, moi qui leur parlais, j’en avais vu personnellement. Ils ont ri, je ne sais pas s’ils m’ont cru, en tout cas l’idée a semblé les ravir pour un bon moment.
Maintenant, je veux parler d’un autre groupe qui m’a intrigué, des gens que je n’ai pas rencontrés en chair et en os, ceux-là, et pour cause. Ça a commencé par un étonnement, devant la systématique lourde connerie des commentateurs d’informations sur la page d’accueil d’internet SFR. Ces gens étaient toujours tous du même avis, si on pouvait appeler ça des avis, ces lourds, consternants, fastidieux commentaires, cette permanente bassesse, ces rengaines nauséabondes. J’ai été, comme tout le monde, atterré pendant dix, douze jours, me suis épuisé à les honnir. Jusqu’à ce que je sente que quelque chose clochait. C’était peu crédible, voilà. Dans la vraie vie, il n’y a pas, jamais, personne, dans aucun lieu, qui en trimbale une telle couche, jamais, nulle part d’êtres aussi assidûment navrants, aussi lourds, non. Et pourtant j’en ai vu, depuis le temps, des spécimens, et des fadés, dans tous les coins, recoins imaginables, inimaginables, désastres scolaires, gueux tenaces, incultes invétérés, taulards persistants, chômeurs congénitaux, maçons danois, même, et jamais un seul qui soit au tiers aussi taré que ces commentateurs-là. Et déjà rien que ces fautes bêtes qu’ils font systématiquement, allons donc, personne ne les fait jamais, nulle part. Pour moi, la preuve est faite : ces gens n’existent simplement pas. Trois petits malins, pour moi, se sont créés des pseudos bidons et bombardent à tour de bras leurs commentaires mal foutus d’après l’idée qu’ils se font du mental des gens d’en bas. Ouf, respirons, ne perdons plus notre calme et notre charme naturel à agonir des fictifs. Ils ne sont personne, représentants de rien, d’aucun groupe, d’aucune classe, n’ont pas de chair ni d’os, ni figure, ni nez, ni rien, inventés de toutes pièces, et mal ficelés, en plus, puisqu’on voit vite les ficelles. Ils ne peuvent pas être les lourds tarés qu’on a failli croire, puisqu’aucun être de chair et d’os ne l’a jamais été à ce point, quand même pas. Ils ne peuvent être que l’idée que trois petits malins mal doués se font dans leur coin du bas peuple.
Jacques Serena
Des plans sur la moquette Vrais gens et faux gens
juin 2011 | Le Matricule des Anges n°124
| par
Jacques Serena
Vrais gens et faux gens
Par
Jacques Serena
Le Matricule des Anges n°124
, juin 2011.