Il arrive qu’un territoire enclos dans d’étroites limites révèle, une fois qu’on y est entré, des dimensions insoupçonnées. Qu’un monde puisse tenir dans le périmètre d’un timbre-poste, les écrivains – et avec eux les lecteurs qui consentent à se perdre en s’engageant dans un livre – savent cela depuis longtemps. Une rue, quelques maisons autour d’une église, un village, ou encore un comté imaginaire dans le sud des États-Unis, tel le Yoknapatawpha de Faulkner où se joue la destinée de familles marquées du sceau de la tragédie. Avec Le Voyageur du siècle, roman de l’écrivain argentin Andrés Neuman, on entre de plain-pied dans un de ces univers en apparence circonscrits mais qui débordent de toutes parts le cadre qui les enserre. Andrés Neuman invente une petite ville frontalière, Wandenbourg – aux confins de la Prusse et de la Saxe –, recrée un fragment de l’Europe de la fin des années 1820, celle d’après les défaites napoléoniennes et le Congrès de Vienne, brasse les grandes questions littéraires et philosophiques de ce temps qui est encore celui de Goethe, le patriarche, et celui aussi des grands auteurs allemands d’une génération qui compte dans ses rangs les frères Schlegel, Novalis, Hölderlin, Schelling, Fichte, Hegel… Pour faire entendre leur pensée, Neuman va leur confectionner un écrin et une caisse de résonance sur mesure, le salon littéraire que M. Gottlieb, bourgeois aisé de Wandenbourg, et sa fille Sophie ouvrent chaque vendredi soir aux esprits éclairés de la ville. Au fil de joutes verbales virevoltantes, les grands écrivains seront convoqués par les invités du jour, thuriféraires et contempteurs face à face, avides d’en découdre, de se défier, de se séduire aussi. L’une des réussites de ce roman ambitieux aux enchâssements multiples est d’être parvenu à faire de la conversation intellectuelle un élément moteur du récit ; de faire du maniement d’idées austères et quelquefois abstraites, l’équivalent de celui du duel à l’épée, de celui des mains qui se frôlent, des corps qui se désirent, se cherchent et quelquefois se trouvent.
De la part d’un jeune écrivain (il est né en 1977) originaire d’Argentine et vivant en Espagne depuis une vingtaine d’années, le choix d’un tel cadre géographique et temporel peut surprendre. Son roman précédent, Una Vez argentina est bâti sur un matériau fort différent. Andrés Neuman y revisite son histoire familiale, à travers des figures de migrants partis d’Europe. Il brosse ainsi un portrait de l’Argentine au XXe siècle, en même temps qu’un récit généalogique où se mêlent le réel et l’imaginaire. Le roman revient aussi sur la vocation précoce de l’écrivain : fils et frère de musiciens (ce sont des opportunités artistiques et professionnelles qui ont décidé ses parents à s’installer en Espagne), il est dès l’enfance animé par le désir d’écrire. Très tôt publié, Andrés Neuman a aussi rapidement bénéficié d’un succès critique en Espagne et en Amérique du Sud et de l’intérêt des jurys littéraires....
Événement & Grand Fonds Escale sans fin
novembre 2011 | Le Matricule des Anges n°128
| par
Jean Laurenti
Érudit et onirique, le premier roman traduit en français de l’Argentin Andrés Neuman se joue des codes du roman historique. Le voyage abolit le temps plus qu’il ne le remonte.
Un livre