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Intemporels In vodka veritas

novembre 2011 | Le Matricule des Anges n°128 | par Didier Garcia

Homme d’un seul roman, le Russe Erofeiev (1938-1990) présente l’éthylique odyssée d’un pochard. Sur fond de satire sociale.

L’intrigue de Moscou-sur-Vodka, samizdat écrit en 1969, est d’une simplicité remarquable (c’est souvent la marque de fabrique des plus grands romans) : Vénitchka, trentenaire de fraîche date, se rend en train de Moscou à Pétouchki (soit un trajet de 125 kilomètres, censé durer un peu plus de deux heures) pour retrouver sa bien-aimée, rencontrée un soir de beuverie. Son souhait est de partir à la rencontre de « ce bonheur dont parlent les journaux ». Jusque-là, rien que de très banal. Or nous découvrons rapidement que ce Vénitchka (alter ego de l’auteur) est un buveur impénitent de vodka (à l’en croire, c’est ce qui se fait de mieux comme « décoction matinale »). Le moindre de ses souvenirs se trouve donc encadré par deux verres de vodka (ou parfois d’un autre alcool), et la moindre tentative de remémoration prend pour lui les allures d’une enquête, ce qui l’incite rapidement à délaisser la chronologie.
Cette ébriété permanente l’autorise à théoriser à peu près sur tout, à commencer par ce qui ne mérite pas de l’être. Cela nous vaut des raisonnements ubuesques et des démonstrations parfaitement loufoques. Par exemple avec les frontières. Dans son propre pays, la frontière permet de délimiter deux espaces : d’un côté la Russie, où l’on parle russe et où l’on boit beaucoup, de l’autre un territoire où l’on ne parle pas russe et où l’on ne boit pas ; mais en Europe, les frontières s’avèrent inutiles, puisque personne n’y parle russe et que tout le monde y boit…
Les stations défilent, et les propos n’évoluent guère, Vénitchka lâchant la bride à ses délires, n’hésitant pas à confier au lecteur d’improbables recettes de cocktails, comme cette « Myrrhe de Canaan », qui réunit dans un même verre cent grammes d’alcool dénaturé, cent grammes de vernis pur et deux cents grammes de bière veloutée.
Nous aurions pu nous y attendre (mais dans ce roman, le mieux est encore de ne s’attendre à rien), dans le train, notre compère rencontre bientôt d’autres poivrots. Des poivrots plutôt sérieux d’ailleurs, l’un d’eux ayant réalisé une courbe (digne de l’école élémentaire) montrant comment vit celui qui boit le soir et pas le matin. Cette aimable assemblée, qui n’en rate pas une pour se montrer triviale, décide de s’occuper en racontant des histoires, comme s’il s’agissait soudain de refaire le Décaméron de Boccace. C’est ainsi qu’une femme leur rapporte comment Pouchkine lui a fait casser la gueule et éjecter ses quatre dents de devant (naturellement, le brave Pouchkine n’y est pas pour grand-chose). Dans ce curieux train, le narrateur aura encore le temps de croiser Satan, le Sphynx (dont il refusera les énigmes), et Mithridate.
Vers le kilomètre 113, alors que le convoi s’arrête en gare de Trou-d’Enfer, Vénitchka s’étonne : derrière les vitres, c’est la nuit. Ayant quitté la gare de Koursk, en plein Moscou, vers huit heures du matin, le phénomène est bel et bien troublant. Plus troublant encore : il se trouve désormais dans un train qui le ramène à Moscou. Et comme si cela n’était pas encore suffisamment tragique, peu de temps après son retour dans la capitale, il est assassiné au pied du Kremlin.
Manifestement, le bonheur que Vénitchka voulait rejoindre n’existe pas. Ou n’existe que dans une presse (russe) qui ment. Après tout, qu’à cela ne tienne. Ce périple aura permis à Vénitchka, et plus encore à son auteur, de faire feu de tout bois et d’égratigner un peu tout le monde : Dieu, les valeurs sacrées de la société russe, la Patrie, les héros nationaux. Toutes ces pages contiennent un réquisitoire sans concession contre la société poststalinienne, Vénitchka incarnant à lui seul le destin de l’homme russe du XXe siècle.
Car Vénitchka n’est pas le seul alcoolique de Moscou. C’est tout un peuple abruti de vodka que nous présente Erofeiev. Un peuple de gens honnêtes, qui boivent de désespoir, faute de pouvoir améliorer la condition du peuple. L’ivrognerie donc, comme seule résistance au totalitarisme.
Vénédict Erefeiev (cet ancien chef d’équipe des poseurs de câbles du réseau téléphonique de Chérémétiévo, qui n’en a pas moins laissé un journal de jeunesse – Carnets d’un psychopathe, Anatolia) avait bien raison d’indiquer dans l’envoi de son livre qu’il s’agit d’un « poème tragique ». Pourtant, l’on y rit volontiers, et plutôt de bon cœur, comme l’on rit dans certaines pages d’Arno Schmidt. Sans doute parce que ce roman tord le cou à la littérature russe, qui nous a habitués à des productions autrement plus sérieuses. Et il n’est pas rare que cet antihéros nous émeuve, parce que les non-sens qu’il débite nous précipitent dans les ténèbres de l’âme humaine, là où tout est confusions, illusions, délires, vertiges, extravagances, mais là où se trouve peut-être la quintessence d’une vie.

Didier Garcia

Moscou-sur-Vodka
Vénédict Erofeiev
Traduit du russe par Annie Sabatier et Antoine Pingaud
Albin Michel, 208 pages, 13,60

In vodka veritas Par Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°128 , novembre 2011.
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