Récit ouvertement autobiographique – mais « dès que la vérité dépasse cinq lignes, c’est du roman » comme disait Jules Renard cité en exergue –, La Confession d’un bâtard du siècle traverse l’histoire – l’enfance, l’adolescence, les débuts d’homme – de celui qui allait devenir le poète, romancier, nouvelliste que l’on connaît. Une histoire qu’il évoque comme s’il s’agissait d’un paysage avec figures vivantes, et qu’il (re)parcourt comme voyeur-voyageur de sa propre vie.
Les premiers mots donnent la tonalité qui va régler secrètement la partition de cette traversée : « Pas envie d’écrire : “Je suis né”. Même pour commencer. » Ni « je suis né », ni « tu es né », ni « il est né », mais « on m’a né », un barbarisme qui dit combien c’est à son corps défendant qu’à Paris, en octobre 1934… « On m’a né rougeaud d’une presque noire, fille mère des plus tremblantes, lâchée par son homme au courage trop mince. » Comme la mère manque de lait, « l’assoiffé » est mis en nourrice, dans le Berry, où il apprendra à marcher parmi les choux, les bûches et les cages à lapin. Et quand sa mère reviendra le chercher, il ne l’appellera pas maman mais « ma mulâtre ». Puis c’est la guerre, qui le voit tantôt à Paris, tantôt en Gironde, dans une autre famille d’adoption. Il bégaye, est souvent en proie à des angoisses qui lui font salir sa culotte. Sans père ni vraie mère, « faux nègre et vrai bâtard », c’est ainsi qu’il se regarde. « Je regarde ce Je sans y être. C’est ça, la grammaire. Ça ne veut pas dire que j’existe. J’existerai quand j’aurai parlé. Après mon histoire. »
Puis c’est la pension, loin, chez les lazaristes puis chez les jésuites. La vie, comme un ruban d’écorchures. Heureusement, il y a le sport, la boxe avec Ray Sugar Robinson – « tout en orages et en voltes, beau, fluide, méchant quand il le faut » –, l’équipe de football de Hongrie, le cyclisme avec les exploits de Charly Gaul, de Bahamontes, de Bobet (« Moi qui me traîne au fond de moi il me hisse au-dessus du grisâtre à chaque coup de pédale victorieux »). Le sport qui fait valser l’existence comme, à leur façon, la lenteur des matins, l’odeur du foin – qui « respirée à fond donne le vertige » – et le miracle de respirer. Et puis un soir, à l’étude, version latine achevée, voilà qu’il se met « à voir et à raconter le retour au pays d’un marcheur pas à pas, mot à mot, sur une page à l’écriture serrée, et chaque phrase arrachée de moi m’accorde aussitôt la jubilation d’un véritable retour d’exil. » Merveille de la naissance à l’écriture. « Je ne serai plus jamais seul de la même façon. La parole m’attend. À côté de moi il y a ma voix qui me fait sourire. »
Les hantises, les hontes, les mystères du corps et du plaisir, le doux l’amer et le violent, le tendre et la vie qui continue : les études, les lectures, les ratages, la guerre d’Algérie, un mariage, la musique, la découverte de L’Innommable, « cette litanie de l’impossible-à-dire », de Beckett, à qui il consacrera deux essais. Et l’écriture. Des « gribouillis d’instantanés : proses minces, phrases autour d’un cri ou d’un éclat », des portraits d’instants – « Mais oui ! C’est ça, mon instant une fois vécu il faut que les mots s’en mêlent. Pour achever, pour avérer. » –, de ceux qu’on retrouvera plus tard dans La Mer à boire (Poésie/Gallimard) ou dans Une poignée de monde (Gallimard, 2006). Et puis les cours – il faut bien vivre – mais un jour, le voilà happé, « personnellement visité » par une des filles de 15 ans « qui jouent à être (ses) élèves ». Le voilà « hanté par la machine musicale dont les jeunes seins bougent à chaque pas ». Coup de foudre réciproque : « l’impossible aussitôt nous danse dans le sang ». Un impossible que les circonstances confirmeront. « Jusqu’à elle c’était l’amour en attendant l’amour. À partir d’elle ce sera l’amour sans avoir connu l’amour. »
Alors, pour étouffer « l’espérance espérant encore », il court. Au lieu de pleurer, il court, marche, nage. Saigné à blanc par le rêve et son échec, assiégé par un désir aussi forcené qu’imageant et imaginant, il va « se payer de mots, cette monnaie de singe sentimentale ». « Je me regarde mettre des phrases bout à bout. » Ce sera « un de ces gentils romans de rien qui vous posent et vous ravigotent, cependant qu’au recto la vie se passe entre femme et enfant ». C’est qu’il n’est dupe de rien, Ludovic Janvier. Il sait que les mots lui tiennent lieu de moi, de monde. Qu’il est un pays sous la peau, une chair à musique où l’inatteignable peut s’atteindre. C’est d’eux que vient l’allure de son écriture, le phrasé, la couleur, la cadence de son style. Une écriture qui relève du swing, de cette mouvante architecture où les mots s’enchaînent comme des accords ou coulent comme une eau mélodique à la surface de la voix.
Richard Blin
La Confession d’un bâtard du siècle
Ludovic Janvier
Fayard, 272 pages, 19 €
Domaine français Pays vocal
mars 2012 | Le Matricule des Anges n°131
| par
Richard Blin
Amours perdues, ombres bleues, jours de rien et jours de fête, c’est la vie comme un blues immense que met en voix Ludovic Janvier.
Un livre
Pays vocal
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°131
, mars 2012.