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Domaine étranger L’art de la décadence

mars 2012 | Le Matricule des Anges n°131 | par Martine Laval

Karoo, roman perfide, sarcastique, décrasse la banalité made in USA et révèle un inconnu, Steve Tesich.

De la mauvaise foi, en veux-tu en voilà. De la veulerie par paquet. Du désespoir par vague. Le tout sur plus de six cents pages un peu dingues, voire frénétiques. Bienvenue dans le monde de Saul Karoo, narrateur troublant, genre schizo, de la graine des antihéros, aussi paumé qu’odieux, aussi répugnant qu’attendrissant, enfin parfois. Karoo donne son nom au dernier roman de l’inconnu Steve Tesich, américain d’adoption né en Yougoslavie en 1942 et décédé en 1996 quelques jours après avoir posé un ultime the end sur son manuscrit. Karoo est un bijou d’ambiguïté, une fiction grinçante qui frôle l’extrême, ou peut-être une sorte d’autobiographie bien déguisée, à rebrousse poil. N’empêche, si ce livre monstrueux à l’image de son narrateur, malmène et captive, c’est qu’il est tendu par un humour dévastateur, sans pitié. Destructeur, donc revigorant.
Steve Tesich joue au maître du monde. Pervers comme son personnage, il apprivoise le lecteur, le soumet, l’instrumentalise, l’oblige à entrer dans son jeu : une mise à nu sans remords, sans fausse pudeur. Le cynisme, grandiose, se métamorphose ici en révélateur de la (piètre) condition humaine. L’auteur prend un malin plaisir à ériger en morale toute dépravation, et anéantit avec une agilité déconcertante tout espoir. Il va même jusqu’à glorifier l’égocentrisme, le mensonge, ses suprêmes planches de salut. La vie est un parcours du combattant. La vie est impossible. Chacun pour soi. Et sauve qui peut, claironne le quinqua mal dans sa peau : « Il y a une grande sensation de liberté, et de paix à savoir que je ne peux faire ni bien ni mal, puisque dans le brouet indifférencié de mon esprit il n’y a pas de différence entre bien et mal. » Il y a aussi à s’aventurer dans les méandres névrotiques de Karoo, un effet déstabilisateur des plus réjouissants. Car il est question ici de quête de vérité, de quête de soi, d’une recherche d’authenticité en plein cœur de l’immonde, aveux et tromperies en branle-bas de combat dans la même phrase.
Étranger à lui-même, contraint de se supporter, Karoo, écrivain raté, s’est créé un rôle à la mesure de son désespoir. Il a pris le parti de ne tolérer personne dans son entourage. Il ne s’aime guère, et n’attend donc rien des autres. Il les fuit, tous, son épouse (une ex), son fils (adoptif), ses relations professionnelles comme celles soi-disant amicales, bobos de New York ou d’Hollywood. Il se prélasse dans sa solitude. Il savoure sa lâcheté, mieux : s’y vautre. Provocateur et roi de la contradiction énoncée avec brio, il affirme n’avoir pas peur de l’intimité : « Je suis prêt et désireux d’être totalement intime » mais « en public ». Il méprise l’argent puisque ce n’est pas un problème. Il a depuis longtemps remisé ses rêves d’écriture, se contente de patouiller les textes des autres, des scénarios d’une banalité déconcertante qu’il transforme en chef-d’œuvre. Il est un génial réparateur d’histoires branlantes, un « screen doctor  » pour les pros, ce qui lui vaut le petit nom de « Doc ». Il est aussi capable d’inverser son talent, de métamorphoser un texte éclatant en pur néant. Et cela l‘amuse. Il renchérit dans l’ignominie et balance que sa lucidité sur lui-même, son extra-clairvoyance sur le monde, balisent son chemin de croix – son destin. Saul Karoo qui ne sait même plus s’enivrer – il résiste à l’alcool de façon éhontée – n’a d’autres choix qu’être lui-même : un homme perdu, autrement dit… terriblement humain.
Steve Tesich a écrit pour le théâtre et pour le cinéma. Karoo, ce type si manipulateur, si destructeur et autodestructeur, lui sert de prétexte pour égratigner un tout petit monde qu’il connaît bien, celui des « créateurs », des faiseurs d’histoires, des fabricants d’illusions. Des imposteurs. Des donneurs d’insipide. Qui vendent du rêve made in USA, cette vieille baderne qui émeut toujours. Qui font miroiter du bonheur au plus chic comme au plus miséreux à coups de pauvres slogans : « L’amour, ce grand passe-temps américain. » Le duo Tesich + Karoo lâche mine de rien quelques mauvaises pensées revêches à souhait : « A notre époque, les légendes s’appellent articles de journaux. » Autre : « Cette histoire est la perfection incarnée. Elle a un début, un milieu et un glorieux dénouement heureux. » Ou encore : « Si j’étais Dieu, je n’aurais pas le cœur d’apparaître maintenant. Pas après que ces livres et des millions d’autres aient été écrits. Non, je n’aurais pas le cœur d’apparaître aussi tard pour dire : “Me voilà, je suis venu vous dire la vérité et rendre superflu les siècles que vous avez passés à la rechercher.“  »
Amoureux Karoo ? Jamais ! S’il consent à une love story, c’est toujours de loin : « Nous échangeâmes des baisers un peu comme des ennemis jurés échangent des prisonniers de guerre. » Mauvais fils (il a sur les mères des tirades infernales) et mauvais père (il est odieux avec son rejeton et s’en justifie), Karoo incarne la décadence. Et nous fait un joli coup : on ne se lasse pas de sa compagnie.

Martine Laval

Karoo
Steve Tesich
Traduit de l’américain par Anne Wicke
Monsieur Toussaint Louverture, 608 pages, 22

L’art de la décadence Par Martine Laval
Le Matricule des Anges n°131 , mars 2012.
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