Ranek savait que ce ne serait pas une mince affaire d’arracher la dent. La bouche de Fred était rigide comme du vieux bois, et les lèvres serrées comme s’il avait su dans son dernier souffle qu’on essaierait de la lui voler. (…) Ranek ne fut pas long à réfléchir. Il alla dans la cour chercher le marteau. Au début, Deborah ne s’était pas interposée. Elle l’avait observé en silence pendant qu’il inspectait, visage fermé, la bouche du mort. Mais lorsqu’il revint de la cour et se mit à forcer les lèvres récalcitrantes à coups de marteau, elle s’agrippa à son bras en pleurant pour l’empêcher de profaner le mort. Il lutta un moment avec elle, quand tout à coup elle lâcha prise et s’effondra par terre à côté du corps. (…) Ayant de nouveau les coudées franches, il poursuivit son travail. Les lèvres défoncées de Fred devenaient sous ses coups de la bouillie sanglante. »
Fred est le frère de Ranek, Deborah est l’épouse de Fred, la belle-sœur de Ranek donc. Nous sommes à Prokov, en 1942, dans cette Transnistrie appartenant hier à l’Ukraine, aujourd’hui occupée par les Roumains alliés d’Hitler, qui y relèguent leurs juifs, en attente d’extermination. Nous sommes dans le ghetto : Ranek, Fred et Deborah sont donc juifs, et juifs, autour d’eux, les prostituées, les trafiquants, les policiers, les mendiants, les malades du typhus, les enfants encore innocents, les femmes enceintes qui doivent avorter, les nourrissons qui meurent pendus à des seins inutiles. La faim, en effet, est devenue l’obsession, la seule raison de vivre – et de mourir plus encore. Chacun, à l’aube de chaque jour, à l’issue de nuits trop courtes hantées des visions de la vie d’autrefois, définitivement perdue, doit affronter cette question : comment, ce jour-ci encore, trouver de quoi manger, afin de survivre, respirer encore, jusqu’à la nuit suivante ? D’un hiver l’autre, nous suivons Ranek, méticuleusement, quelquefois comme en temps réel, heure après heure, minute après minute parfois. Comme collés à lui, englués avec lui dans cette résistance à la fois ignoble et admirable, nous supputons la plus minable combine, anticipons les ruses et les humiliations nécessaires, pataugeons dans la neige fondue en boue, respirons l’air attendri mais désespérant du printemps, suffoquons dans la poussière de l’été, perdons nos chaussettes russes, amas de tissus et de papiers à nos pieds blessés, dans le gel… « Cette dent, c’est de la vie » et il faut donc bien l’arracher, même de la bouche d’un frère mort, pour ensuite la troquer contre un crouton de pain, quelques poignées de farine, ou ce morceau de roquefort (sic) durci qui, à ce qu’on raconte, est venu jusqu’ici, en une odyssée invraisemblable, de Bucarest…
Hilsenrath (né en 1926), lui, a vécu dans un tel ghetto, avec sa mère, son frère et son oncle, y a survécu. Dès 1945, fuyant ces lieux maudits, il se dirige vers l’Ouest, jusqu’aux États-Unis, et n’a qu’une idée : écrire, décrire ce dont il vient de faire l’expérience terrifiante. Il lui faut douze ans pour mettre en forme ces centaines de pages. Après d’autres épreuves, il parvient à trouver un éditeur en Allemagne. Las ! le directeur marketing de la maison d’édition dénonce lui-même le caractère « nuisible » de l’œuvre – qui tombe dans l’oubli. C’est que, bien avant la polémique que susciteront les accusations d’Hannah Arendt, dans Eichmann à Jérusalem, contre la collusion des certains responsables juifs (les Judenräte) avec la machine d’extermination allemande, Hilsenrath élabore une peinture des juifs bien éloignée d’un hagiographique martyrologe. Nul jugement pourtant ici, rien que l’objectivité d’un entomologiste observant les mœurs d’une classe nouvelle d’insectes : qu’il s’agisse de juifs n’importe pas, nous nous comporterions sans doute tous ainsi, s’il nous arrivait d’être jetés dans une semblable nuit, quelles que soient notre couleur de peau, notre religion, notre idéologie politique.
Comme dans les pages les plus fortes de Kafka (songeons au Procès), l’impression de cauchemar vécu, insoutenable et fascinant à la fois, naît du réalisme le plus pointilleux, de l’alternance des points de vue, du retrait quasiment total du narrateur, qui jamais n’intervient. Quelques discrets monologues intérieurs viennent parfois en écho d’événements plus marquants ou éclairent des dilemmes particulièrement atroces. Les dialogues, quant à eux sont d’une efficacité remarquable, d’une netteté, d’un tranchant qui bouleverse. Écoutons donc ces voix ressuscitées :
« - Je ne regarde pas en arrière. C’est fini tout ça. - Je ne vous crois pas. Les souvenirs sont plus forts que nous. - Je les chasse. - On peut. Mais pas toujours. Il réfléchit un instant. Puis il dit : Vous avez raison, on ne peut jamais les effacer complètement. Il y a des moments où tout ressurgit : comme si vous étiez attaché sur une table de torture et que les images se penchent sur vous en ricanant. Seuls les morts n’ont pas de souvenir. Ils ont tout oublié. »
Thierry Cecille
Nuit
Edgar Hilsenrath
Traduit de l’allemand par Jörg Stickan et Sacha Zilberfarb
Attila, 557 pages, 25 €
Domaine étranger Une fin sans fin
mars 2012 | Le Matricule des Anges n°131
| par
Thierry Cecille
Au-delà du témoignage, en une mécanique de précision de l’horreur, Hilsenrath nous confronte au martyre : l’épreuve de la survie.
Un livre
Une fin sans fin
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°131
, mars 2012.