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Intemporels Affinités électives

mars 2012 | Le Matricule des Anges n°131 | par Didier Garcia

Dans ce roman de la passion amoureuse, Pierre Jean Jouve (1887-1976) explore l’âme humaine, avec une délicatesse qui enchante.

Le Monde désert pourrait très bien commencer comme certaines pièces de théâtre : le prologue s’avancerait sur la scène pour présenter les personnages, avant de les laisser nous jouer leur histoire. Là-bas, ce beau jeune homme un peu fantasque, c’est Jacques. Il a 25 ans, et c’est le fils d’un pasteur. D’emblée, on le tiendra pour fou : plus jeune, il est parti nu skier non loin du Matterhorn (nom allemand du Cervin), afin de saluer le soleil au début de sa descente (il en sera quitte pour une bonne pneumonie), et plus tard il a abusé de l’innocence d’un jeune pâtre (le scandale n’était pas loin). Celui qui, pour le moment, se tient encore à ses côtés, c’est son ami Luc Pascal. Lui est poète (sorte de double romanesque de Jouve). Il voit en Jacques un être pur. Quant à cette jeune femme, à la beauté mystérieuse, c’est Baladine Nikolaïevna, une Russe de Moscou qui fut peut-être mariée à un Allemand. Elle a hérité du plus mauvais rôle : celui de vouloir aimer les deux hommes en même temps. Et autour de ce trio, sur lequel l’histoire va peu à peu se greffer, voici les seconds couteaux : Manuel, un jeune Espagnol, Germaine, la petite amie de Luc, le peintre Siemens et le sculpteur Taddeo Buonvicini.
Pour ce qui est de l’intrigue, il faut avoir passé le premier tiers du volume et attendre le récit de Baladine avant de la découvrir. Sa liaison avec Jacques date de 1911, époque à laquelle ils vivent à Genève. Elle l’aime alors passionnément. Peut-être parce qu’elle ne comprend rien à la peinture (« Moi j’aime ce qui est grand. Et vous savez, je ne connais rien à l’art, ça m’est égal. »), elle l’incite à devenir un artiste. Son souhait le plus cher est d’aider chaque homme à se révéler, et chaque artiste à trouver sa voix. Un jour, ils se retrouvent avec Luc à Lugano, non loin du Generoso, cette montagne « pleine de promesses suaves, d’Italie, de beauté Veronèse », pour le plus grand bonheur de Jacques, qui rêve depuis longtemps d’une vie à trois. C’est dans ce décor que Baladine et Luc tombent amoureux. À Lucerne, ils se donnent enfin l’un à l’autre. Mais si Baladine souhaite alors que tous trois ne soient qu’un, il en va tout autrement pour Luc, qui envisage de tuer Jacques et de s’enfuir avec elle. Fidèle à sa capacité à vivre uniquement du présent, Jacques, lui, n’envisage rien, alors que s’installe entre les deux autres une passion torturante, dont Baladine manque de mourir. La solution viendra d’un geste désespéré de Jacques, qui se donne soudain la mort en se jetant dans le Rhône.
L’intrigue n’est pas terminée pour autant. Luc et Baladine se marient, mais dès le lendemain la jeune mariée abandonne son époux, et part vivre seule avec l’enfant que Jacques lui a laissé.
Voilà pour ce qui peut se lire en surface, mais l’intérêt du roman, pour ne pas dire sa beauté, réside dans ce qui se trame en dessous, à l’intérieur de chaque être humain : sous les apparences agissent des forces souterraines difficiles à contrôler. Nous sentons que pour Jouve l’essentiel était d’aller voir dans les profondeurs de l’être, et de trouver un langage qui soit à même d’affleurer ces abysses. Il y a bien sûr la complexité des relations humaines, que le roman s’emploie à examiner, mais plus encore la complexité des sentiments. À un moment plutôt tragique, Taddeo, Jacques et Baladine rient nerveusement, d’un rire idiot : « Dans ce rire-là on pouvait rire et pleurer, pêle-mêle ». Rien n’est véritablement impossible ici. Les contraires s’attirent l’un l’autre. Quand tout va mal, Baladine pense à Jacques « comme à un être trop beau pour avoir été vrai », comme si le malheur exhaussait sa beauté.
Moins connu que Paulina 1880, mais que Jean Paulhan tenait pour « une chose immense : établie, précise, et pourtant révélatrice et éclairante – qui me semble dépasser, dans tous les sens, Paulina elle-même », ce roman publié en 1927 semble n’être fait de rien : une intrigue modeste (ce sont des lambeaux d’histoire posés les uns à la suite des autres, sans souci de cohérence), et des phrases courtes, quand elles ne sont pas nominales. Et pourtant, malgré cette économie de moyens et cette sobriété d’écriture, il a un charme qui envoûte. Le mérite en revient à cette prose rêveuse, voluptueuse, que Jouve nous donne à lire, une prose poétique qui procède par menus assauts, menues fulgurances, empourprements successifs. Et si cela crépite, ce n’est pas tant à l’échelle du chapitre qu’à celle du paragraphe : « D’énormes masses de tristesse cachent le ciel. Le jour ne viendra jamais. Une étoile paraît sombrer, on ne sait dans quoi, et recommence à briller, et sombre encore une fois. » Du début jusqu’à la fin nous sommes portés par une phrase musicale qui ne donne jamais son rythme une fois pour toutes, semblable en cela à une partition de jazz, parfois contrainte de reprendre son souffle ou de s’alanguir, avant de se tendre pour un nouvel envol – et encore une fois nous étourdir.

Didier Garcia

Le Monde désert
Pierre Jean Jouve
Gallimard, « L’Imaginaire », 236 pages, 6,10

Affinités électives Par Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°131 , mars 2012.
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