Louis Jourdan est toujours accompagné d’une blague ; elle est suspendue à son bras par une ficelle. On dit que c’est un vœu ! » Ce détail de mise évoqué moqueusement par Jean François Vaudin (?-1869) au terme de la notice ravageuse qu’il consacre à Jourdan dans ses Gazetiers et Gazettes (chez tous les libraires, 1860) dit assez l’attachement de ce dernier aux objets. Il avait publié l’année précédente un livre des plus curieux, charmant comme tout et cependant titré d’assez métallurgique manière : les Contes industriels (Hachette, 1859) témoignaient d’un souci pédagogique comparable aux efforts poursuivis antérieurement par Benjamin Franklin dans son Almanach du bonhomme Richard (1732) destiné à inculquer au peuple américain les bases de l’économie domestique et de la saine gestion, celle du « père de famille ».
Membre de la fraternité des Saint-Simoniens qui, des hauteurs utopiques de Ménilmontant où leur ferme modèle – désormais jardin municipal du « XXe sauvage » de Paris – et leurs costumes atypiques attiraient la curiosité des badauds parisiens, Louis Jourdan accompagnait à sa manière la campagne d’industrialisation de la France menée avec énergie par ses pairs en saint-simonisme comme les frères Émile et Isaac Pereire. Des rails des chemins de fer jusqu’aux coffres des banques modernes, les Saint-Simoniens construisaient le capitalisme industriel et colonial français tandis que le journaliste Jourdan taillait en chapitres les hauts faits de l’artisanat et de l’industrie du pays. La table des matières des Contes industriels est sur ce point explicite : on y trouve les aventures d’« une robe de mousseline », d’« un habit brodé », d’une « miette de pain », d’« un flacon d’essence de rose », d’« un verre de Bohême », de la « famille Savon », d’une « tasse à café », d’un « pain de sucre », et, nécessairement, « Les confessions d’un vieux journal »…
Sous l’espèce des biens de consommation, c’est une « exposition des produits de l’industrie française » qui était dressée et habillée de fiction, comme plus tard Léo Lespès pistera « Les voyages d’un sac de bonbons » (1866) ou Charles Monselet ceux d’une carte de visite (1873).
Né à Toulon en 1810, Louis Jourdan semble avoir toujours été attiré par le journaliste et la littérature : dès le collège, il publie dans L’Aviso de la Méditerranée, une feuille toulousaine, des fragments de romans sous le pseudonyme d’Un pauvre diable et fonde même un journal avec Henri Monnier. À l’âge de 23 ans, convaincu par la doctrine saint-simonienne, il s’installe en Grèce où il devient rédacteur en chef du Sauveur puis, deux ans plus tard, prend part à la rédaction de L’Algérie à Paris aux côtés du « père » Prosper Enfantin, le grand prêtre de la religion saint-simonienne dont il est un proche, crée un journal à Toulon pour les élections de la Constituante, et prend en juillet 1848 le poste de rédacteur du journal Le Spectateur républicain dont la publication est suspendue le 8 septembre suivant. Rédacteur du journal saint-simonien Le Crédit (1848), il entre l’année suivante à la rédaction du Siècle dont il devient vite une signature appréciée – il publie d’ailleurs Les Célébrités du jour (1860-1861) avec Taxile Delord à l’enseigne du journal –, tout en fondant Le Journal des Docks et Le Journal des Actionnaires avec Moïse Polydore Millaud. En 1851, il est condamné à quatre mois de prison pour un article contre l’Élysée et s’exile à Tunis puis à Alger – où il s’éteindra le 2 juin 1881 – avant de rentrer à Paris en 1852. Il collabore alors au Magasin pittoresque et à L’Illustration puis rejoint L’Algérie et Le Courrier français dirigé par Émile Barrault.
Le 6 mars 1859 il lance encore Le Causeur, une feuille hebdomadaire personnelle où il donne l’ébauche des Contes industrielles – un de ses travaux littéraires avec Un hermaphrodite, Les Martyrs de l’amour, Un philosophe au coin du feu ou La Dernière Nuit d’Héliogabale… De mauvaise grâce mais avec un certain humour, J. F. Vaudin le contondant tailla à cette occasion un costume à Jourdan : « Le Causeur marche avec les sandales retapées du Siècle. Louis Jourdan est le cardeur de tous les vieux matelas de l’économie politique et sociale qu’il rembourre de lieux communs (…). Son style coule, mais sur un fond plat ; son cœur s’échauffe, mais pour des progrès imaginaires ; sa plume exubérante se balance à tous les vents de la discussion, mais ne jalonne aucune idée neuve, ne trace aucun signe de vie et de liberté. Avec une égale prestesse, avec une remarquable élasticité, il saute (…) du confessionnal au comptoir, des questions philosophiques aux questions de petite voirie ; il improvise à la fois (…) des articles sans fin sur les aiguilles, les croûtons de pain, les chiffons de papier, l’ornithologie, la mythologie, la théologie, l’influence sociale des femmes, des oiseaux, des insectes ; son esprit ne connaît aucune borne dans la science (…) »
À coup sûr, le journaliste de L’Orphéon illustré Vaudin n’avait pas vu venir l’âge d’or de la chronique ni senti son charme prenant.
Éric Dussert
Égarés, oubliés Produits français
mars 2012 | Le Matricule des Anges n°131
| par
Éric Dussert
Saint-simonien proche du père Enfantin, le journaliste Louis Jourdan fit de l’objet manufacturé sa matière première.
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Produits français
Par
Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°131
, mars 2012.