Quelques mois avant sa mort, Sebald n’hésitait pas à présenter ainsi – suscitant le rire du public – sa technique narrative : « Je dirais que c’est un peu comme un chien qui court dans un champ. Regardez un chien qui obéit à son flair, la façon dont il traverse un bout de terrain est absolument imprévisible. Mais, invariablement, il trouve ce qu’il cherche. Je crois que, comme j’ai toujours eu des chiens, ce sont eux qui m’ont appris à fonctionner de cette façon. » Cet aveu humoristique peut nous guider à travers ces pages énigmatiques, que le sous-titre présente comme un « pèlerinage anglais ». L’incipit en effet indique : « En août 1992, comme les journées du Chien approchaient de leur terme, je me mis en route pour un voyage à pied dans l’est de l’Angleterre. » Mais méfions-nous, c’est bien sous le signe de Saturne (astre et dieu de « certaines maladies de l’esprit ou du corps ») que ce pèlerinage se déroule, et, dans cette « contrée reculée », c’est bien sûr « les traces de la destruction » que ses pas – ou « le flair » décrit plus haut – le mènent.
L’art du montage, de ce que Sebald appelle parfois le « fagotage » (citant Claude Simon qui citait Montaigne), est ici parfaitement maîtrisé : Sebald tisse une trame serrée (n’oublions que le texte est, étymologiquement, un tissu) qui associe paysages, rencontres et dialogues, esquisses biographiques, citations et réflexions à partir de textes divers – sans oublier les illustrations : vieilles photos pâlies, coupures de presse, clichés pris par le narrateur/Sebald lui-même. Cette sorte de labyrinthe, dans ses tours et détours, nous conduira, avec Conrad, au « cœur des ténèbres » du colonialisme, ou, à Waterloo, au centre du « panorama » qui veut nous plonger sans succès – au beau milieu de la bataille. À des pages apparemment strictement informatives à propos de la pêche aux harengs répondra une longue digression sur la sériciculture s’achevant sur la manière dont certains experts nazis y virent un objet privilégié d’attention, propre à éveiller le patriotisme ! Aux ports disparus sous l’effet de l’érosion font écho les destructions dues aux incendies ou aux tempêtes. Partout règne une sorte de « puissante aspiration du vide » et partout, courageusement, l’homme doit cheminer avec sur son dos « la plus lourde pierre de la mélancolie ».
Les Anneaux de Saturne
Sebald W.G.
Traduit de l’allemand par Bernard Kreiss
Actes Sud, « Babel », 349 p., 8,70 €
Dossier
W.G. Sebald
Nécropolis
juin 2012 | Le Matricule des Anges n°134
Réédition des Anneaux de Saturne, ou l’art de composer un puzzle de mémoires.
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