Yukonstyle est un objet rare et précieux. La pièce provoque une vraie rencontre poétique avec son auteur : Sarah Berthiaume. Cette jeune dramaturge canadienne nous embarque dans son histoire comme on part en voyage. Elle raconte que « lourde d’une peine d’amour qui n’en finissait plus » elle a acheté, « sur un coup de tête un billet d’autobus pour la destination la plus lointaine possible ». Quatre jours et quatre nuits « de maux de dos, de fast-food, de rencontres incongrues, de prairies, de montagnes, de forêts plus tard » elle débarque au Yukon, l’un des territoires les moins peuplés du Canada, fort célèbre pendant la ruée vers l’or. Suite à cette traversée d’un espace immense, l’auteur pense aux personnages de sa pièce Yukonstyle, des figures fortes et attachantes. « J’ai imaginé des personnages comme des chercheurs d’or modernes : petite communauté de fortune, tout à sa survivance. Je les ai voulus écorchés, courageux, avides et fulgurants » raconte l’écrivain.
Il y a là Yuko, une Japonaise en exil au Yukon suite à une tragédie personnelle, Garin, un métis autochtone, son père Dad’s, au seuil de la mort, le fantôme de la mère de Gary, Goldie, une indienne prostituée, disparue et sûrement assassinée quand Gary avait deux ans, et Kate, une jeune adolescente en fugue et enceinte. Des personnages fracassés qui vont dépasser leurs fêlures en se frottant les uns aux autres. Ils vont au final fonder une drôle de communauté, comme une famille. On est séduit par ces personnages, complètement déjantés, par leur urgence à vivre, et plus séduit encore par leur langue : un mélange de québécois et d’anglais, facile à appréhender malgré des expressions étonnantes pour nous. Une langue elle aussi en urgence. La pièce comporte deux niveaux d’écriture. Tout d’abord la langue des dialogues, rapide, incisive, presque pauvre. Comme pour cette deuxième scène, quand Garin rencontre Kate ramenée chez eux par Yuko : « C’est qui ? / Une fille. Elle faisait du pouce./ T’a connais-tu ? / Non (…) / Elle pisse pis elle s’en va. / Je veux pas qu’elle reparte tu-seule / Elle dort pas icitte en tout cas ». Et puis par moments une autre langue se développe, plus poétique où les personnages ont comme des visions, du passé, du présent et même du futur, ils sont comme détachés de leur quotidien. Ainsi, Kate au moment de repartir : « Je pense : je veux me faire piétiner par un troupeau de bisons, devenir un Mama Burger effouaré, oublié entre deux bancs de neige. Je pense : je veux me gonfler de paysage pis exploser comme une balloune de fête ; devenir une pluie de confettis noirs qui neige, tranquille, sur la nuit cassante du Yukon. » Sarah Berthiaume explique : « j’ai voulu des passages narratifs qui serviraient de contrepoids à la rudesse des dialogues et à la pauvreté de la langue des personnages. Je voulais ces envolées poétiques comme des zébrures d’or qui illumineraient une nuit polaire. Comme si le Yukon traversait les personnages et les rendait plus grands qu’eux-mêmes. Comme s’il parlait à travers eux. »
Et effectivement, l’ensemble de la pièce est traversé par le Yukon. C’est sûrement ce qui lui donne un tel souffle, cet espace sauvage où l’âme amérindienne vibre comme une mystique primitive. Un corbeau, le créateur du monde pour les Amérindiens, apparaît dans certaines scènes, il souffle des visions aux personnages et il annonce la mort. Sarah Berthiaume nous a d’ailleurs prévenus dans sa préface qu’une partie de sa pièce, c’est le corbeau qui lui a soufflée à l’oreille.
Comme si le Yukon permettait de prendre de la hauteur, de regarder ailleurs qu’en soi-même, de se mettre à vibrer à l’unisson de l’univers, pour que la part solaire des êtres apparaisse enfin. Avec l’aide des morts qui surgissent dans un grand éclat de rire.
Laurence Cazaux
Yukonstyle
de Sarah Berthiaume
Éditions Théâtrales, 80 pages,13 €
Théâtre Chercheurs d’or
mai 2013 | Le Matricule des Anges n°143
| par
Laurence Cazaux
Avec Yukonstyle, les personnages de Sarah Berthiaume, traversés par l’immensité des paysages, ont une rage de vivre contagieuse.
Un livre
Chercheurs d’or
Par
Laurence Cazaux
Le Matricule des Anges n°143
, mai 2013.