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Domaine étranger À coups de langue

mai 2013 | Le Matricule des Anges n°143 | par Guilhem Jambou

Entre études sur le langage des nourrissons et réflexions cocasses sur les rapports humains, David Carkeet propose une comédie policière légère et soignée.

Le Linguiste était presque parfait

Jeremy Cook est bien embêté. Alors qu’il faisait visiter au journaliste Philpot le centre d’étude linguistique où il effectue ses recherches sur les « pfff », « ga », « beuk-euh-beuk » et autres « m’boui » enfantins, il surprend Paula, la nouvelle et fort pimpante assistante en psycholinguistique, prononcer une étonnante suite de mots dont il ressort que Cook est un « parfait trou du cul ». Aussi avant de la séduire doit-il découvrir qui a pu salir auprès d’elle la réputation du linguiste mais encore celle de l’homme qui frémit là-dessous. À cette enquête personnelle va se superposer celle qu’il se voit forcé de mener sur la mort d’Arthur Stiph, somnolent collègue dont le corps, scalpé, est retrouvé un matin dans le bureau de Jeremy. Tandis que les soupçons s’accumulent autour de lui, le directeur paranoïaque et despotique de l’institut lui impose en outre la rédaction d’une conférence au sujet aussi inepte que versatile – une des versions de l’intitulé donne ainsi une assez forte idée de la capacité de l’exposé à enflammer les foules : « De Putnamville à Witch’s Pudding : Noms de lieux : un panorama humoristique du sud du comté de Kinsey, Indiana. »
Roman policier de structure classique – les rebondissements s’accélèrent tandis que le dénouement s’approche, l’inspecteur est des plus opiniâtres et son principal suspect n’est finalement pas le coupable tout désigné –, Le Linguiste était presque parfait séduit avant tout par son humour décalé, en particulier dans sa peinture ironique du milieu universitaire qu’on a pu rapprocher de celle d’un David Lodge. Antipathiques et vétilleux de façon générale, les linguistes se distinguent les uns des autres par leur plus ou moins grande propension à la mesquinerie, au commérage, à la suffisance, à la flatterie etc., mais tous se retrouvent autour de leur passion commune pour la genèse de la langue : « – Ils ont décidé de dépenser leur argent dans la recherche sur les sources d’énergie alternative ou une bêtise de ce genre, dit Aaskhugh. – Vraiment ?, fit Milke déconcerté. Diantre. On ne sait même pas comment les gamins apprennent les verbes irréguliers. – Je sais, Emory, dit Aaskhugh. C’est assez révoltant. »
Lui-même docteur en linguistique, David Carkeet compose ainsi un polar humoristique où se mêlent habilement « onomastique, idiophénomènes, diphtongues centralisées et homicide involontaire ». Porté par une narration légère et des dialogues spirituels, le roman explore, à l’intérieur de cette ancienne maison de correction devenue centre d’étude de l’acquisition du langage chez les grands singes puis chez les nourrissons, la bizarre et impitoyable notion de contre-amitié forgée par la première victime et selon laquelle mieux vaut cultiver ses inimitiés que ses sympathies. Dès lors manigances et coups tordus se multiplient sous le regard des bébés et de leurs parents affolés, chacun des linguistes cherchant à savoir de combien de haines il est le sujet, Jeremy poursuivant quant à lui son enquête dans la direction du vocable puéril et de ses diverses intonations.
Parodie de roman d’apprentissage sentimental pour notre enquêteur en herbe, par ailleurs héros de deux autres romans qu’on espère vite traduits par les bons soins des éditions Monsieur Toussaint Louverture, ce polar subtilement décalé emporte les suffrages par son attention portée au langage, témoin telle savoureuse variation de niveaux de langue : « Lorsque Cook demanda si c’était une piste sérieuse, Leaf haussa les épaules. « La glace, c’est de la glace, dit-il. Je veux bien qu’on m’encule si j’arrive à en tirer quoi que ce soit. » Cook hocha la tête avec gêne, sceptique quant à la portée sémantique de cette apodose impérative. »

Guilhem Jambou

Le linguistique était presque parfait
de David Carkeet
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Nicolas Richard
Monsieur Toussaint Louverture, 288 pages, 19

À coups de langue Par Guilhem Jambou
Le Matricule des Anges n°143 , mai 2013.
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