L’Histoire, cette dame fardée à la vie dure, emprunte des dehors toujours nouveaux mais tisse toujours la même histoire. Histoire Dracula, Histoire Vampire, fatalité vampirique de l’Histoire, Histoire sangsue, grande maîtresse de l’humanité. » C’est aux côtés d’une autre vieille « dame », elle aussi « à la vie dure », Haya Tedeschi, l’héroïne de ce « roman documentaire », que nous effectuerons ici une traversée du siècle, de cet « âge des extrêmes » (Hobsbawm) qui n’en finit pas de s’achever, de nous faire ressentir, toujours plus assourdis, ses soubresauts. Haya, au seuil de ces centaines de pages, s’apprête, une fois de plus, ce 3 juillet 2006, dans son appartement d’un vieil immeuble de Gorizia, près de Trieste, à la frontière de la Slovénie et de l’Italie, à revisiter son passé. Devant elle, un panier où elle a recueilli les vestiges de son existence : lettres, articles de journaux, photographies. Archéologue et archiviste d’elle-même, elle veut, une fois encore, tenter de tirer de cet amas de bribes et de ruines un sens, une leçon – la morale de l’histoire ? « Elle fouille dans le passé comme si elle ouvrait des cosses desséchées d’où tomberaient des haricots semblables à de petites histoires encloses, captives, faites d’images qui filent comme l’éclair pendant qu’elle fourrage dans le panier rouge à ses pieds et en tire de petits tas de vies racornis, des dépôts encroûtés. » Pendant que peu à peu, attentifs, perplexes ou bouleversés, nous remonterons le temps avec elle, non sans aléas et détours et ellipses, le fils qu’elle a perdu se rapprochera d’elle, sans qu’elle s’en doute, ce 3 juillet 2006, et viendra, à l’ultime page, à l’ultime ligne la rejoindre – nous laissant la liberté d’imaginer cette rencontre qui ne sera pas racontée.
C’est qu’en effet – et ce n’est pas le moindre atout de ce livre – il est demandé au lecteur d’effectuer sa part du travail : de récollection, de remembrement de ces parcelles de vie, de réflexion et d’interprétation.
Comment expliquer que cette famille juive, ces Tedeschi de Gorizia, soit parvenue à échapper au destin qui frappa leurs coreligionnaires ? Comment le père d’Haya se débrouilla-t-il pour participer à la colonisation italienne de l’Albanie, comptable de la Banca di Napoli à Vlorë ? Pourquoi certains de ses cousins parvinrent-ils à couler des jours heureux dans cette petite ville idyllique de Salò – où ils moururent de leur belle mort bien des années après qu’elle était devenue la capitale dérisoire de la terrifiante République de Salò ? Qui était-ce Kurt Franz, bel Allemand charmant, qui séduisit Haya en 1944, lui fit un enfant et disparut presque aussitôt ? Qu’est-il arrivé à cet enfant, Antonio, qu’Haya cherche à retrouver depuis des décennies, frappant à toutes les portes, de la Croix-Rouge internationale au centre de documentation de Bad Arolsen près de Dortmund, « vastes archives opérationnelles qui pourraient apporter la paix à des millions de gens, et aussi en inquiéter des...
Événement & Grand Fonds Le livre des vies
« Tout nom cache une histoire » : de l’Italie mussolinienne à l’Europe aujourd’hui réunie et apaisée, Dasa Drndic ressuscite les destins multiples de victimes et de bourreaux, de martyrs et de témoins.