On pénètre dans l’univers de Sesshu Foster comme dans la chambre mal rangée d’un adolescent rebelle : l’ouvrage est un taudis rock et désarticulé, saturé de sous-réalités à visiter comme autant de vinyles énervés à dévorer. « Le juke-box Wulitzer de l’Univers est bourré de réalités 78 tours rangées côte à côte, préparez votre pièce de 10 centimes » nous avertit le narrateur d’Atomik Aztek. Celui-ci, Zenzontli, a des allures de petit frère nervo-rêveur qui cultive dans son antre sacré les historiettes que lui dicte son imagination contaminée. Comme ces mauvais conteurs de blagues, trop pressés d’en arriver à la chute pour bien ménager leurs effets, Zenzo l’hystérique mélange intrigues et voix, sautant nerveusement d’une action dramatique à l’autre. Dépourvu de trajectoire claire, Atomik Aztek se présente donc davantage comme un agrégat de situations. L’adolescent soixantenaire exulte en nous livrant sa vision des bouchers qui s’entretuent, des cochons-mouches qui s’effondrent en masse dans la salle d’abattage de Farmer John, du soldat de l’Imperium Socialiste Aztek qui dévore une Introduction à l’histoire du Jazz en guise de travail préparatoire à l’insurrection qui vient, des Allemands qui se font massacrer à gros coups de mitrailleuse supersonique ou encore du petit-déjeuner où l’on se morfale de chorizo entre deux œufs à 99c. Le narrateur de cette (non) histoire assassine joyeusement, le stylo en guise de carabine à plomb, tous les dieux et les maîtres qu’il croise. L’économie d’ensemble, la cohérence du tout, c’est son moindre souci : « Je me fiche de paraître incohérent, ai-je dit, mais était-ce au moins créatif ? Etait-ce enjoué ? As-tu pris des notes ? »
C’est, en somme, un « punk survitaminé qui se fout de la réalité » (l’expression est de David Foster Wallace) que l’on rencontre avec cet ouvrage. Un narrateur génialement détraqué qui fait gicler, tous azimuts, morceaux de récits et bribes de style. Tantôt le narrateur s’exprime comme un shérif bourgeois, tantôt comme un hippie paranoïde, tantôt plutôt comme un boucher espagnol. L’absurde le plus jouissif (« La sale guerre en Argentine sera l’équivalent de la saucisse ! Le Viol de Nanking paraîtra aussi frais que le café moulu sur place ! La Solution Finale ressemblera à un demi-pamplemousse ! ») côtoie l’analyse philo-politique éthérée (« Voilà pourquoi les Amérikains ne touchent pas leur bille dans le Monde Réel (…) Ce genre de Nation de l’Ennui est un Destin Pire que la Mort ! ») ; le grotesque enfantin (« il pète tendrement, un gros ballon de baudruche perd lentement son air ») succède à un lyrisme tempéré (« le ciel changerait bientôt de couleur, s’emplissant de flammes et de chair vive, orange tel un oiseau de paradis, les plumets blancs des nuages et des éventails bleus s’ouvrant dans toutes les directions »). Plus généralement, tous les éléments du Gonzo – cette écriture du corps auquel participaient Hunter S. Thompson, Lester Bangs, Charles Bukowski et autres Kerouac (Sesshu Foster a d’ailleurs enseigné à la Jack Kerouak University de Naropa) – sont présents dans cet hallucinant premier roman : subjectivité maximale, digressions, tangentes, flash-back soudains, changements de registre brutaux, etc.
Il ne s’agit pourtant pas de réduire Atomik Aztek à un joyeux bordel inconséquent. La non-chalance assumée de l’auteur ne nuit pas à sa puissance d’affirmation ; plutôt, elle l’intensifie. Si le jeune ridé délire en lançant ses piques et en riant ses meurtres, il attaque toujours toujours dans la même direction, d’un même geste résolu. Cette direction, c’est celle de la révolte contre l’ennui et l’inertie. Sesshu Foster semble faire de la littérature le meilleur moyen d’être en guerre constante contre l’impérative raison et clamer, à l’instar d’un Breton, « Plutôt la vie ! ». Alors ici, c’est l’emportement à l’égard du consumérisme idiot, du travail résigné ou l’ennui satisfait ; là, c’est la guerre contre le pouvoir imposé et l’Histoire objectivée. Ailleurs, ce sera la rébellion contre la logique narrative et en permanence, c’est le combat contre l’orthographe figée (tous les [k] du roman s’écrivent avec la lettre K, tous les « et » sont transformés en « & »). La guerre est finalement déclarée ouverte à tout ce-qui-se-réduit-à-n’être-que-ce-qui-est, à tout ce qui se Fixe et qui Renonce.
Sesshu Foster nous ouvre donc les portes de sa chambre kramée pour s’exhiber qui, sainement, éjacule sa prose guerrière. Avec Atomik Aztek, on pénètre le scandale littéraire de la vie qui s’écrit comme elle vibre. C’est déglingués et rieurs que l’on en ressort, gonflés d’images hallucinatoires qui, venues d’une autre réalité, participent de faire trembler la nôtre.
Blandine Rinkel
Atomik Aztek
Sesshu Foster
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Brice Matthieussent
Passage du Nord-Ouest, 285 pages, 19 €