On a beau être un fils de bonne famille, beau ne s’être encore jamais abîmé les mains, quand on a raté son baccalauréat et que l’on est un jeune homme de 19 ans, sain de corps et d’esprit, il faut songer à travailler. Quand bien même ce ne serait que pour deux ans, en attendant d’être appelé sous les drapeaux.
Dans cette région boisée située à une quinzaine de kilomètres de la Sologne (François vit aux alentours de Saint-Dyé-sur-Loire, dans le Loir-et-Cher), rien de plus naturel que de se retrouver à trimer dans une scierie. Le voici donc confronté au milieu prolétarien et à un « métier de chien », exercé parfois « dans des conditions presque impossibles ». Commence ainsi pour ses mains l’apprentissage de la douleur, et pour son corps celui de la fatigue.
Pour le narrateur, rien de plus important semble-t-il que de montrer à ses collègues qu’il est capable de travailler dur, malgré ses origines bourgeoises. Autrement dit : en baver au moins dix heures par jour sans broncher (en 1950, la semaine des trente-cinq heures n’a encore effleuré aucune conscience politique), et ne pas se montrer trop gourmand en repos. « C’est surtout pour ça, pour épater tous les cons du pays que je ne veux pas caler, pour leur faire voir que je suis capable de faire n’importe quoi pour gagner ma vie et garder la maison. » Ne pas passer pour un de ces « chicotiaux » que l’on embauche le matin et à qui l’on donne congé le soir.
Heureusement, tous sont logés à la même enseigne. Certains matins, ils se rendent à la scierie avec « autant d’enthousiasme qu’un condamné aux travaux forcés ». Été comme hiver, car ni la chaleur ni le froid ne sont des alliés quand on passe ses journées à tremper dans la sciure. Et quelles que soient les conditions météorologiques, la scierie reste un univers hostile : « la ferraille du ruban, les planches et la sciure gelée – et le bois, toujours là, pas plutôt disparu qu’il est remplacé, le bois inerte, qui ne souffre pas, lui, et qui est le roi du chantier. »
Le pire, c’est qu’à force de s’abrutir de travail, tous finissent par oublier que les lames sont dangereuses. Inévitablement, avec les heures la vigilance décroît. Dans la précipitation, les mouvements se font moins sûrs. Et c’est là que l’accident se produit, et qu’une main se retrouve amputée d’un morceau de doigt.
De quoi est-il ici question finalement ? On s’en doute : rien qui puisse tenir lieu d’intrigue. C’est juste un témoignage, une sorte de journal de bord, qui évoque des conditions de travail quasiment inhumaines. Et qui parle boulot, technique, force, fatigue. Et de ce qu’il faut faire pour garder le plus longtemps possible cinq doigts à chaque main.
François n’aura pas à rougir de son immersion de deux ans. À tous, il aura démontré qu’il était capable. Capable, par exemple, de construire une scierie en plein cœur de la forêt, avec deux autres gars, presque jour et nuit – ce qu’il présente comme une sorte d’expérience limite. Mais à la fin, il l’avoue quand même, il n’attend qu’une seule chose : la feuille officielle qui va l’appeler au régiment. Pour lui, ce sera une délivrance.
La Scierie est un récit anonyme. Il a été écrit par quelqu’un qui ne souhaitait pas le publier, qui ne se souciait guère de son destin, et qui ne jugeait pas désirable la carrière des lettres. Son auteur a simplement eu l’heureuse idée de confier son manuscrit à Pierre Gripari (1925-1990), le célèbre auteur des Contes de la rue Broca, lequel a œuvré pour qu’il paraisse à L’Âge d’Homme en 1975. Selon Gripari, ce livre « est bon parce qu’il est bien écrit ; il est bien écrit parce que le ton est juste ; et le ton est juste parce que le narrateur ne triche pas avec ce qu’il est ».
Il est vrai que son auteur n’est pas un orfèvre (ses phrases sont simples, toujours au plus proche de ce qu’il y a à dire, modestement efficaces), mais quelqu’un qui écrit vrai, appelant un chat un chat et ne pratiquant jamais la langue de bois. C’est en cela que son récit touche. À tel point d’ailleurs que la lecture est éprouvante pour le lecteur (ce qui est un juste retour des choses), l’essentiel du récit se déroulant dans le bruit infernal des machines, sans la moindre pause, François ayant choisi de s‘en tenir à sa seule activité professionnelle, passant donc sous silence les quelques heures qui lui tenaient lieu de vie privée. Mais là où le narrateur excelle, c’est dans l’analyse qu’il livre des relations humaines. Dans une scierie, et probablement dans tout microcosme social, le quotidien est régi par les vacheries que se font les hommes. Ce n’est donc pas tant la lutte des classes entre la bourgeoisie et le prolétariat (pour une fois abordée du côté du bourgeois, farouchement opposé à l’ouvrier philistin), mais plutôt celle que l’homme a d’abord à mener contre lui-même. Une lutte qui fait de ce témoignage personnel une entreprise littéraire qui a à voir avec l’humain.
Didier Garcia
La Scierie
Anonyme
Héros-Limite, 144 pages, 16 €
Intemporels Au bout de l’effort
juin 2013 | Le Matricule des Anges n°144
| par
Didier Garcia
Dans ce récit anonyme, un jeune homme évoque deux années passées comme manœuvre dans des scieries. Stupéfiant.
Un livre
Au bout de l’effort
Par
Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°144
, juin 2013.