Après Henry James et son échec en tant que dramaturge à la fin de sa vie (L’Auteur ! L’auteur !, Rivages, 2005), David Lodge se tourne vers la fougueuse figure littéraire d’H. G. Wells, père de la science-fiction britannique et prophète inspiré qui imagina dès les années 1900 que les guerres du futur se feraient avec des tanks, mais aussi dans les airs, qu’elles seraient mondiales et que leurs conclusions pourraient avoir pour origine l’explosion d’une bombe atomique… Ces présages apocalyptiques s’accompagnaient chez Wells d’utopies socialistes qu’il crut pouvoir contribuer à faire naître en adhérant un temps à la Société fabienne, cercle de progressistes dont les origines sociales étaient loin d’être aussi modestes que les siennes. Plus encore, les honorables membres fondateurs de ce club intellectuel désapprouvaient plus que fermement la théorie de « l’Amour libre » prônée et mise en pratique de façon enthousiaste par Wells, « A Man of Parts » selon le titre original et à double entente – « parts » pouvant tout à fait désigner les parties intimes de l’écrivain, a priori plutôt gâté par la nature.
La relation de Wells aux femmes – il en connut plus d’une centaine au cours de sa vie – constitue le motif principal de cette ambitieuse biographie romancée. L’écrivain prolifique exalta en effet la « mutualité triangulaire », situation amoureuse qu’il pratiqua avec plus ou moins de succès en multipliant les maîtresses au su de sa seconde femme par ailleurs mère de ses deux garçons. Ce personnage féminin remarquable de tolérance soulève bien des interrogations, notamment parce que le début de sa relation avec Wells constitue le parfait modèle des passions à venir, l’écrivain admiré prenant en main – le jeu de mots figure dans le roman – l’initiation sexuelle de femmes souvent de moitié plus jeune que lui. Cette stimulation autant intellectuelle que physique auprès du « Maître » n’en apporte naturellement pas moins un lot de souffrances émotionnelles dont Wells n’est pas exempt, l’auteur malheureux cherchant alors refuge dans une sexualité des plus exacerbées : « Celles-ci étaient d’anciennes amourettes à qui il adressait des signaux de détresse, ou de nouvelles connaissances qu’il dénichait à des soirées, dans des cafés et des restaurants fréquentés par le monde littéraire et artistique, et elles couchaient avec lui par sympathie, en souvenir du bon vieux temps, parce qu’elles admiraient ses livres, ou simplement en retour d’un bon déjeuner. »
La densité du livre permet une réflexion fort nuancée non seulement sur ce personnage contradictoire et impétueux mais encore sur les rapports entre l’amour, la passion et le désir, ainsi que sur leurs liens avec la création, Lodge délaissant souvent son humour coutumier pour peindre avec finesse l’alternance des moments d’exaltation et ceux d’abattement que connaît Wells. L’écrivain progressiste pour qui la littérature, au contraire d’Henry James avec lequel il entretient une correspondance ambiguë, est avant tout un moyen de transmettre des idées, voire de changer les mentalités, éprouve une amertume grandissante à la fin de sa vie, notamment devant l’accomplissement des sombres prophéties qu’il raconta dans ses livres pour que précisément elles ne voient jamais le jour. Genèse, résumé et réception contemporaine de ces derniers émaillent par ailleurs la biographie extrêmement documentée de Lodge dont « la licence du romancier » est employée pour imaginer les sentiments et les dialogues – toujours vivants et subtils – des différents personnages. Grâce à une structure des plus concertées – le livre s’ouvre et se ferme par le récit des derniers jours de Wells dans sa maison londonienne tandis que les vingt premières et les vingt dernières années de sa vie sont traitées de façon accélérée, la maturité du personnage constituant le cœur du roman – et à une écriture pleine d’entrain, Lodge parvient à saisir ce prodigieux personnage dans toute sa démesure.
Guilhem Jambou
Un homme de tempérament, de David Lodge
Traduit de l’anglais par Martine Aubert
Rivages, 667 pages, 10,65 €
Poches À bras le corps
juillet 2013 | Le Matricule des Anges n°145
| par
Guilhem Jambou
David Lodge s’attaque au formidable destin de H. G. Wells, partagé entre ses livres et ses femmes.
Un livre
À bras le corps
Par
Guilhem Jambou
Le Matricule des Anges n°145
, juillet 2013.